Margossian,
On
t’appelait Mathéo, mais ton nom était Margossian…
On t’appelait Libobi (Baron Cigare), mais ton prénom
était Migirditch.
J’ai
appris à t’apprécier bien après t’avoir
rencontré. Et, aussi, un peu par hasard parce
que ma mère t’a aimé. N’était-ce
pas naturel ?
Tu
étais indomptable, extravagant (le mot n’est pas
trop fort), original…
Personne
ne pouvait raconter Stanleyville, et se vanter de cette cité,
et dire qu’il ne t’avait pas rencontré.
Kisangani,
ex- Stanleyville…
Un
tailleur confectionnait tes chemises à ta mesure, style
marin, et les bracelets de tes montres y étaient assortis,
chaque matin. Tu achetais des caisses de cigares aux Pères
Blancs d’Afrique Noire, à Kigali. Comme eau, tu ne
buvais que du Périer, acheté à je ne sais
quel grossiste, et elles étaient emmaillotées de
paille et rangées dans des caisses en bois, ce qui les
rendait luxueuses, à mes yeux. Tu n’avais qu’un
seul parfum, le Soir de Paris, contenu dans de merveilleuses bouteilles
bleu outremer, que mon enfance regardait avec émerveillement.
Tu
avais consolidé ta fortune à la sueur de ton front,
et à la grandeur de ton intelligence.
Plantation
de café à Yolo ; immeuble de rapport «le Bloc
de Paris »; transport (3ème Transport) ; concession
de voitures Fiat, et de camions (Unimog) (combien de fois ai-je
rêvé devant tes camions !) ; boulangerie Le Vatel
… t’appartenaient, sans compter les ateliers, les
merveilleux camions poubelles que tu louais à la voierie,
les ateliers mécaniques et divers autres immeubles.
Tu
avais des associés ou des amis provenant de diverses communautés
: pour la Grèce, Polycarpou ; pour l’Italie, Zanetti
; pour l’Arménie, Dervichian ; pour l’Angleterre,
Duncan Smith ; pour la Belgique, madame Simone… ; sans compter
d’autres aux consonances étrangères, dont
je ne me souviens plus…et qui n’ont fait que passer
!
Tous
ces amis tu les recevais avec faste et simplicité, avec
abondance et générosité. Tous ceux qui passaient
à Stanleyville étaient les bienvenus, avant comme
après le 30 juin 1960, ce fatidique jour de l’Indépendance.
Tous les samedis soir c’était ton petit Byzance…
Prosper, le boy dressait sur la table du living « Rouge
Fiat » les plats simples de ta composition : poivrons rôtis
accompagnés d’aïoli, rizotto aux poireaux, tarama
que l’on servait à la louche sur des tranches d’aubergines
poêlées à l’huile, et des tas d’olives
de toutes les couleurs.
Je
me souviens que tu m’avais raconté ton enfance, mais
je n’avais que dix ans alors !
Tu
quittes ta maman en disant : « je vais là ».
Et
pour lui en indiquer le lieu, et prouver son existence, tu fais
tourner une mappemonde et tu pointes l’index sur cette tache
presque inconnue à l’époque. Région
tropicale et austère. Tu pars, arménien, peut-être
pour reconduire l’histoire de ton propre père, qui
a du fuit pendant l’exode, et a du lui aussi fort souffrir
pour être et devenir. Terra Incognita entre le nord de l’Afrique
et l’Afrique du Sud, dans un bassin que Stanley et Livingstone
avaient dû arpenter avant toi. C’était le Congo
de Léopold II, prometteur à cette époque.
Tu
y étais arrivé en bateau. Tu avais commencé
à gagner ton premier argent en transformant des fûts
d’essence de 200 litres en malles pour voyageurs.
A
dix ans tu étais mon Père et mon Dieu à la
fois, dépassant l’un et l’autre par la force
de ta personnalité. Tu régissais mon univers par
cette puissance que tu dégageais.
Tu
m’as éduqué, transformé, poli en quelque
sorte, à un tel point qu’allaient naître les
prémices qui m’ont conduites à ce que je suis
devenu aujourd’hui, avec mes qualités, mais aussi
mes défauts. Réussir, travailler…
Margossian,
quelle force physique et morale t’a amené à
être celui que tu as été. Un self made man,
dur et sensible à la fois, altruiste et généreux.
Comment comprendre la courbe étrange du destin que tu as
parcourue ?
C’est
pour te rendre hommage que j’écris ces lignes.
En
lisant Kessel, j’ai retrouvé beaucoup de traits de
ton caractère. N’étais-tu pas cet Ouroz, qui
veut gagner le Bouchkazi, pour émerveiller son entourage,
s’émerveiller lui-même, et être fidèle
à ses promesses d’enfant? Pour témoigner de
sa vaillance et brûler la chandelle par les deux bouts.
Chaque
lecteur de ces lignes t’imaginera ou se souviendra de toi.
N’as-tu
pas acheté aux enchères tout un lot de camions dont
tu détenais les pièces vitales, par hasard…et
le hasard faisait bien les choses…à en rire aujourd’hui…il
y a prescription ! N’as-tu pas avec cette chance créé
une compagnie de transport, et puis une autre, et puis encore
une autre…La 3ème Transport ? Mais ne peut-on parler
que de la chance ? Derrière tout cela il y a du travail
et de l’acharnement…
N’as-tu
pas, avec une de tes Fiat, remonté le perron du Stanley
Hôtel par un soir d’ivresse… ?
Ne
m’as-tu pas demandé de revendre quelques dizaines
de milliers de bouteilles de Périer au prix du verre pour
financer l’achat de mon premier vélo ? Il y en avait
toute une benne de camion !
Ne
m’as-tu pas donné de centaines de pages de punition
à écrire, que je devais ensuite réciter,
ligne par ligne, pendant que tu sirotais ton whisky et fumait
ton cigare ? Parce que j’avais rencontré un ami au
bord de la Tchopo, et n’avais pas osé lui dire bonjour,
tu m’avais donné cent pages à écrire
« bonjour mon cher ami Alkin, comment vas-tu ? ».
Albert Alkin, t’en souviens-tu ? Cent pages sur du papier
de récupération d’une fusion avec Duncan Smith.
Et chacune de ces pages, je devais les ligner en faisant rouler
une grosse règle noire, sur le papier jauni et terni sur
les bords.
N’ai-je pas dû apprendre pendant deux ans l’accordéon
parce que j’avais seulement dit : « j’aimerais
avoir un accordéon ». Combien de fois n’ai-je
pas dû chanter… « au bord des quais, jolie Copenhague,
au bord des quais… »
Force
de la nature tu croyais en ce pays qui s’était développé
avec toi. Y avait-il, pour toi, un ailleurs où vivre mieux
?
Et
puis, c’est la sœur de ma mère que tu as fini
par épouser…elle était plus jeune ! Et tu
as eu deux enfants que tu as appelés Tarzan et Samson.
Et que tu as élevés à la dure.
J’ai quitté Stanleyville un peu avant l’Indépendance,
et j’ai perdu ta trace. Mais on m’a raconté
que quand le pire est arrivé, tu t’es toujours montré
courageux. Ton associé a été fusillé
lâchement à tes côtés. Tu as fait transporter
dans tes « camions poubelles » les Belges qui se sauvaient
et qui voulaient, du centre de la ville, rejoindre l’aéroport.
Tu
as été « zaïrisé », puis
« dézaïrisé ». Ta femme s’est
installée en Italie, non pour fuir le pays, mais pour pourvoir
à l’éducation de vos enfants.
Un
jour, que j’étais à l’Institut de Médecine
Tropicale d’Anvers pour soigner une bilharziose, je tombe
sur toi; Personne ne savait que tu étais en Belgique. Tu
viens passer une journée dans ma fermette près de
Hannut.
Une
amie te reconduit à Bruxelles le samedi soir, et je lui
ai demandé comment s’était passé le
« retour ». Amusée, elle m’a dit : «
il n’a pas dit grand-chose », sauf, en plein cœur
du voyage, une seule phrase : « tous des bougnoul »
! Et tu es resté là, enfermé dans ton silence.
Combien
tous ces événements devaient-ils te peser ? Ces
promesses inachevées ! Ces rêves brisés !
Bien
souvent, j’ai pensé à toi, Margossian, à
ces années 55-60, à ta mine caractéristique,
à tes cheveux un peu cendrés, et légèrement
ondulés, mais séparés par une raie bien tracée
juste au milieu du crâne.
J’ai
souvent pensé à l’homme que tu étais,
dur envers les autres, mais aussi envers toi-même.
Jaurais
voulu mieux te connaître, mieux te comprendre. Etre plus
adulte pour te faire face.
Depuis
un demi siècle je n’ai cessé d’entendre
ton nom carillonner dans mes oreilles. On croise tans de gens
dans la vie que l’on ne rencontre pas vraiment !
Tu auras été un de ceux-là ! Tans de gens
dont on ne perçois que les défauts, sans rien comprendre
de leurs qualités.