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- Tu vois quelque chose, Isabelle ?
- Non, seulement des nuages et de la grisaille à perte de
vue. Des Alpes, je ne vois que quelques sommets qui flottent sur
un horizon laiteux. "Nous avons marché lourdement dans
ce marécage bleu noyé de brume..."
- Vous déformez St. Exupéry, dis-je. Il a écrit
: "Nous avons marché lourdement dans ce marécage
bleu déjà noyé de nuit, nous avons remué
cette vase tranquille..."
- Oui, je sais, dit-elle, mais j'adapte sa phrase au paysage. Et
puis, nous avons décidé de nous tutoyer, l'as-tu déjà
oublié ?
- Non, Isabelle, je ne l'ai pas oublié.
- Tu aimes donc tellement St. Exupéry ?
- Pas spécialement, je ne l'ai lu que très partiellement.
J'aime surtout son "Petit Prince".
- Moi aussi. Tu lis beaucoup ?
- Oui, énormément, et cela te fera certainement plaisir,
j'aime les auteurs anglo-américains : Hemingway et Steinbeck,
tout spécialement, ainsi que Graham Green et Somerset Maugham.
J'aime beaucoup Maugham, le climat qu'il crée dans ses nouvelles,
l'atmosphère générale qui règne dans
son oeuvre. J'ai aussi beaucoup aimé Romain Gary pour son
humour et cette quête qu'il n'a jamais cessé de poursuivre.
Cette quête de la femme mythique... La femme "autre"
que celle qui nous est donnée.
Nous volions haut au-dessus de flocons blancs. D'une colonne de
nuages, très sombres, dressée dans le lointain, jaillissaient
de longs éclairs silencieux.
Quand je fermais les yeux, ils renaissaient plusieurs fois sous
mes paupières closes. Les éclairs traçaient
des lignes fulgurantes, sabrant le ciel.
- Tout à l'heure, tu m'as dit que tu étais fils unique,
Michel. Aurais-tu aimé avoir un frère ?
- Oui, peut-être. J'aurais préféré
avoir une soeur ou les deux. Après tout, pourquoi pas ? Cela
m'a beaucoup manqué. Nous aurions pu découvrir le
monde ensemble, errer sur les plages immenses.
Rêver sur le sable infini.
Voguer sur les eaux insondables. Aller partout où l'on voit,
le soir, le soleil sombrer sur la ligne pure de l'horizon.
J'ai souvent cherché, au travers des autres, ce que je ne
pouvais atteindre seul.
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- Sartre a dit que "les autres", c'est "l'enfer".
Ne crois-tu pas que c'est un peu vrai ?
- Très partiellement, oui. Ou plutôt, non. Je dirais
que, dans les autres, il y a parfois un peu d'enfer. Dans tout être,
il y a du bon et du mauvais. Je ne hais que les médiocres
qui n'on ni ciel, ni enfer en eux. Ceux qui n'ont rien à
dire, rien à expliquer, exceptée la monotonie qui
les ronge et qui rend la vie insupportable à leurs yeux.
Ils sont tellement nombreux qu'ils m'étouffent. As-tu déjà
essayé d'avoir une conversation sérieuse avec quelqu'un
?
- C'est terriblement difficile, je sais.
- Oui, dis-je. Je ressens vraiment un besoin de dialogue. Le besoin
d'aller plus loin.
Je peux être noyé dans un groupe et me sentir tellement
seul qu'il me vient l'envie de pleurer. Les gens parlent pour meubler
des silences. Ils ne parlent pas pour exprimer des idées
mais pour "dire quelque chose", pour remplir un vide qui
leur fait peur.
La plupart des gens n'ont rien à dire, rien d'intéressant
du moins. Ils ont cessé de chercher. Plus aucun soleil ne
les éclaire, ne les dévore. Mais, quand on cesse de
chercher, que reste-t-il ?
- Que cherches-tu, Michel ? Crois-tu vraiment qu'il y ait quelque
chose à chercher dans cet univers tourmenté ? Je me
fais l'avocat du diable; je te dirai après ce que je pense.
Que recherches-tu ?
- C'est probablement là une des questions à laquelle
aucun être ne peut répondre.
Nous passons tous à chaque instant au travers de ce que nous
cherchons, sans nous en rendre compte. Je cherche ce qui pousse
la vie vers l'éternité, ce qui agite ma conscience.
Je me demande pourquoi je suis ici en cet instant plutôt qu'ailleurs.
Ce qui nous entoure est tellement confus, tellement inarticulé.
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L'univers est si vaste et l'intelligence, infirme face à
cet univers qui nous serre dans ses poings.
Il me vient parfois à l'esprit l'image d'un solide garçon
qui tient dans ses mains un oisillon venant de naître. Il
risque de l'étouffer. Nous sommes tous cet être chétif
que la vie étreint. Même quand nous nous sentons forts.
- Mais, Michel, la vie est belle et vaut la peine d'être
vécue. Elle vaut la peine que l'on se batte pour elle.
- Oui, peut-être, mais j'ai vu la misère dans les
slams de Bombay, la faim peinte sur des visages d'enfants. Cela
m'a touché profondément. Je me rappelle une scène
de Bombay : une jeune femme allaitait son enfant. Elle était
couchée sur le trottoir, à moitié dévêtue.
Des mouches recouvraient ses seins flasques. Deux moignons lui tenaient
lieu de bras.
Un policier la regardait, indifférent. Elle était
squelettique et son enfant, couché sur elle, adorable. Cette
scène a jeté un doute en moi. Elle a dressé
un immense point d'interrogation dans ma vie. Elle a laissé
une marque que le temps ne pourra jamais effacer vraiment.
- Oui, répondit-elle, je comprends.
- Quand on n'a pas vu, dis-je presque fâché, on peut
comprendre. Mais, lorsqu'on a été confronté
à cette réalité, on ne peut plus comprendre,
on ne peut plus oublier.
Je me suis promené dans des bourbiers dégueulasses
et parmi des taudis à Calcutta.
Les gens nous regardaient avec hostilité. Nous étions
gênés d'être des humains; d'être là
comme des voyeurs, en somme.
J'ai vomi dans une ruelle tellement les odeurs de pourriture étaient
fortes, prenantes. Tu trouves cela normal, peut-être ?
- Toute l'Inde n'est quand même pas comme cela ?
- Non, l'Inde à cent visages, comme tout pays a cent visages.
Il y a l'Inde sacrée et parfumée au bois de santal,
l'Inde des petits villages perdus dans la campagne, mais aussi l'Inde
des grandes villes... et tout cela est si différent.
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Elle m'écoutait avec attention en me regardant de biais au-dessus
de ses grandes lunettes solaires qui reposaient très bas
sur son nez. Cela lui donnait un air académique. J'avais
l'impression de passer je ne sais quel examen sur le développement.
Allais-je être "recalé" ou passer avec "distinction"
?
- Ce qui m'intéresse, dit-elle, c'est ce que tu as cherché,
ce que tu as trouvé.
Tu as fait une digression.
- J'adore les digressions, dis-je pour m'excuser. L'important,
c'est l'accessoire. Quand j'étais étudiant, j'en usais
et j'en abusais. Je m'égarais même parfois, et devais
demander aux professeurs qu'ils répètent leur question,
car je l'oubliais en cours de route. Cela ne m'empêchait pas
d'avoir de bonnes notes.
- Je crois que tu devais être un bon étudiant. Tu
es un intellectuel. Les intellectuels se posent toujours des questions
auxquelles ils ne peuvent, d'ailleurs, jamais répondre.
- L'important, ce sont les questions que l'on se pose, non les
réponses, dis-je.
De ceux qui ont toujours réponse à tout, je me méfie;
car trop de réponses sont creuses.
Les mots ronflants et les longues phrases ne contiennent souvent
que bien peu de chose. On est toujours plus près de la vérité
en disant qu'on ignore.
La vérité est silence et méditation, elle est
recherche des autres et de soi-même. Ce que je cherche ne
m'apparaît pas encore clairement. Je cherche, c'est tout.
Ce qui me fascine le plus, c'est l'intelligence. Après
avoir entendu une conférence, un exposé fait par un
homme brillant, ou après avoir lu un livre intéressant,
je me sens souvent découragé, insignifiant.
Je mesure ce qui me reste à apprendre. Ce que j'ignore est
tellement plus vaste que ce que je sais.
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Un homme croit détenir la vérité avec d'autant
plus d'assurance qu'il est médiocre. Je connais des gens
d'une cinquantaine d'années, qui se disent universitaires,
mais qui n'ont plus ouvert un livre concernant leur profession depuis
des années.
Ils lisent les faits divers quotidiennement, recherchent dans
les journaux du 1er avril la farce qui doit nécessairement
s'y trouver, résolvent des rébus. Ce sont des gens
qui ne regardent la télévision que pour se "divertir",
qui ne lisent pas de livres parce que "c'est trop fatigant".
- L'univers ne leur appartient pas, Michel. Pourquoi te dérangent-ils
? Laisse-les faire ce qu'ils veulent, après tout.
- Oui, Isabelle, mais nous sommes jugés continuellement par
des gens comme cela.
- Qu'importe, me répondit-elle en haussant les épaules.
Ce ne sont pas les bourgeois qui doivent t'empêcher de te
laisser pousser cheveux et barbe. Tu es libre, et cette liberté
doit te servir à épouser la vie. La vie est simple.
Le bonheur est fait de petites choses prises dans les instants
qui passent. Il est fait du bruit d'une vague et du chant d'un oiseau
qui se mêlent, d'une rencontre fortuite sur une plage déserte.
Il est fait d'une lumière et d'une ombre. Il est fait de
ces éléments que l'on juxtapose. J'aime le sang qui
coule dans mes veines.
J'aime mes désirs et mes plaisirs. J'aime l'enfance quand
elle est encore tendre.
J'aime tout ce qui passe et que je peux sentir, goûter, appréhender...
- Je te croyais très réservée et très
classique, Isabelle !
- Oui, dit-elle, en apparence.
Mais au fond de moi il n'y a que noeuds qui se font et se défont.
Je me pose aussi des questions, mais je ne veux pas, comme toi,
me laisser submerger par le doute. Je ne pense à des choses
sérieuses que de temps en temps, puis j'oublie, en aimant
la vie .
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La richesse s'est toujours servie de la pauvreté. Les classes
dirigeantes ont toujours exploité leurs sujets.
Cela ne sert à rien, Michel, de te tourmenter pour les Indiens
qui meurent, tu n'y peux rien. Cela a toujours existé et
existera toujours.
- Je sais, dis-je, mais je suis comme cela; qu'y puis-je ?
- Tu ne devrais plus voyager. Tu devrais te reposer sur les plages
ensoleillées de la Méditerranée. Les voyages
entretiennent en toi des drames. Regarde. Moi, je vais au Kenya,
mais je ne veux y voir que des choses souriantes et gaies. J'y vais
pour observer les animaux, admirer les parcs. Cela ne me viendrait
jamais à l'esprit d'aller visiter les taudis de Nairobi ou
les régions sous-alimentées de la Tanzanie. A quoi
cela servirait-il ?
- Je ne peux pas aller dans un pays, Isabelle, et en ignorer certains
aspects. J'essaie de voir les contrées que je visite sous
leurs différentes facettes.
L'hôtesse nous apporta notre repas sur un plateau signé
de la Pan International. Le menu était composé d'un
assortiment de quatre viandes froides, de quelques biscuits et d'un
peu de fromage. A ma deuxième tranche de saucisson, je cassai
ma fourchette et rattrapai, au vol, ma tasse encore vide.
- Tu as trop de force, me dit Isabelle en riant, le régime
t'affaiblira. Heureusement que le café n'était pas
servi. J'aurais été très fâchée,
tu sais, me dit-elle, en se moquant.
Le repas terminé, l'hôtesse nous apporta du café.
Isabelle alluma une cigarette et je fis de même. Le bruit
des réacteurs était régulier, très doux.
Devant nous, un Allemand accompagnait une jeune femme. Il me demanda
en français si je n'avais pas du feu, après m'avoir
proposé une cigarette, par politesse. Je lui donnai ma boîte
d'allumettes.
- Vous pouvez la garder, dis-je, j'en ai une autre.
- Merci, me répondit-il, Dieu vous le rendra au centuple
!
- Vous êtes étudiant, lui demandai-je ?
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Il nous regardait entre les deux sièges.
- Oui, en architecture, me dit-il.
- Vous êtes de Munich ?
- Non, de Berlin. Etes-vous déjà allé à
Berlin ?
- Pas encore. Vous êtes de Berlin-Est ?
Je pensais à une ville étouffée, coupée
en deux par un haut mur de béton armé, avec des tours
de guet tous les cent mètres. Je pensais à des rondes
nocturnes de policiers accompagnés de chiens bergers. Je
pensais à des sentinelles et à des projecteurs fouillant
la nuit, inlassablement. Je pensais à tout ce que j'avais
lu sur Berlin.
- Non, de Berlin-Ouest. Berlin-Ouest est la plus belle ville du
monde, me dit-il, d'un ton enthousiaste. On a de très beaux
musées. On y est libre. La liberté y a un tout autre
prix qu'ailleurs.
- Vraiment ! dis-je, d'un air très interrogateur.
- Vous ne semblez pas me croire. Je vous expliquerai cela une
autre fois. Si je vous faisais un exposé sur Berlin dans
cette position, je risquerais un torticolis !
Il avait des cheveux noirs, en désordre, et un visage aux
traits acérés, qui le rendaient très viril.
- Il n'est pas mal, me dit Isabelle de sa voix douce, en se penchant
vers moi.
En effet, il était très mince, semblait grand et
bien fait. Son pull rouge, sans manches, contrastait avec sa chemise
chamarée ornée de grandes fleurs jaunes.
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- Ces jeunes quand même, dis-je.
- Mais, Michel, ne l'es-tu plus ?
- J'ai basculé de l'autre côté de la barrière.
Je suis rangé. Je suis entré dans le monde étriqué
des affaires. Je sais, un mois d'avance, qui je vais rencontrer
et à quelle heure. Mon téléphone sonne sans
arrêt. Je l'ai d'ailleurs placé dans un des tiroirs
de mon bureau.
Quand je suis occupé à un travail urgent, je ferme
le tiroir !
- Tu ne cesseras pas de m'étonner. Tu es jeune et, quoi
que tu en dises, tu as gardé l'esprit jeune, tu aimes l'aventure.
L'important, ce n'est pas l'âge que nous avons, mais l'esprit
qui nous anime. Tu sais, il y a des jeunes bourgeois comme il y
a des hommes âgés très dynamiques et très
ouverts aux idées nouvelles.
- Mais, que signifie "être jeune", Isabelle ?
- Etre jeune, c'est rester disponible dans un monde qui se fait
et qui se cherche. C'est être prêt à accepter
autre chose que ce que l'on sait déjà. Je crois que
c'est avoir des principes, mais non des principes intangibles.
Etre jeune, c'est savoir vivre la vie avec originalité. Qu'en
penses-tu, Michel ? Tu me laisses parler, tu ne dis rien.
- Etre jeune, pour moi, c'est partager une chambre dans un temple
sikh de Bubaneswar, c'est accepter de dormir sur une table, dans
une gare de Patna. Etre jeune, c'est pouvoir dire, écrire,
faire de l'inutile. Tu sais, il y a quelques années, rien
ne m'arrêtait. Je faisais tout cela. Aujourd'hui, je sens
avec angoisse que ce n'est déjà plus la même
chose. Je ne me sens plus aussi libre....
Etre jeune, pour moi, poursuivis-je, c'est passer trois nuits de
suite dans un bus et traverser les Etats-Unis d'Est en Ouest...
- Non, dit-elle, ça, c'est être fou.
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- Isabelle, pour moi, rester jeune, c'est préserver un peu
de cette folie qui m'anime. C'est pouvoir l'étaler au grand
jour en restant indifférent aux jugements des autres.
Je sais que je suis un peu fou, on ne s'est pas privé de
me le dire. La vérité est toujours un message que
l'on préfère ignorer.
- Mais que peut t'apporter cette folie ?
- La folie, c'est le déséquilibre. Si tu poursuis
ton chemin dans le sillage des autres, tu ne peux rien trouver d'extra-ordinaire,
tu ne peux plus rien cueillir de neuf. Il faut entretenir en soi
un déséquilibre permanent, cela nous permet d'échapper
au quotidien.
Elle me répondit d'une voix basse, en cherchant quelque
peu ses mots :
- Pour moi, je te l'ai dit, être jeune, c'est se laisser
vivre. Le bonheur est facile quand on reste simple. Il ne devient
difficile à atteindre que dans la mesure où l'on veut
aller le chercher trop loin...
Nous avions changé de sujet. Nous revenions à la
notion du bonheur, comme si jeunesse et bonheur allaient de pair.
Au fond, n'était-ce pas le cas ?
- Je ne veux pas d'un bonheur facile, Isabelle. Je veux aller le
chercher là où il n'existe pas encore.
- Tu risques de ne pas le découvrir, me dit-elle. Tu risques
de le manquer sans cesse alors qu'il est là, à portée
de ta main. Cueilles le, au passage !
Je réfléchissais. Ce qu'elle disait était vrai,
mais je ne pouvais l'accepter comme tel. C'est, je crois, une question
de caractère. Il y a des êtres qu'un rien rend heureux.
D'autres sont dans un état permanent de quête et cette
quête fait souffrir. Je suis de ceux-là. Et je ne veux
pas changer. Je me souviens qu'au cours de ma jeunesse, je ne me
suis jamais senti satisfait. J'ai été tendu vers des
buts qui, une fois atteints, m'ont toujours déçus.
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Isabelle finissait la bière qu'on lui avait apportée.
Je sirotais mon whisky en regardant l'étendue bleue qui s'étalait
sous nos ailes. Nous allions arriver d'un moment à l'autre
en vue de la côte africaine. Puis, ce serait la brève
escale de Benghazi. Il ferait probablement très chaud en
cette fin d'après-midi.
Je savais que les souvenirs d'enfance sont souvent merveilleux.
Nous les conduisons par la main partout où nous allons. Nous
les façonnons à notre guise et au gré de nos
inspirations.
Quand nous sommes confrontés à ces souvenirs, il nous
est souvent difficile d'accepter la différence entre le fruit
de notre imagination et la réalité.
J'allais poser le pied sur ce continent africain que je n'avais
plus revu depuis ma tendre jeunesse.
Je dus m'endormir un moment. Quand je me réveillai, la tête
d'Isabelle reposait sur mon épaule.
Une ligne brune, crénelée, très fine, appa-raissait
au loin.
- Isabelle, dis-je.
Elle ne répondit pas. Ses cheveux noirs étaient défaits.
Ses grandes lunettes solaires avaient glissé sur le bout
de son nez. Sa poitrine se soulevait régulièrement.
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