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KANAMAI

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CHAPITRE 20

Le bus nous déposa à la croisée de la route goudronnée et d'un chemin de terre. Un bâton blanc, fiché entre deux cailloux, indiquait bien la direction de l'hôtel Wispering Palms.

Nous étions fort chargés. Isabelle fermait la marche à une dizaine de mètres. La fin de la journée était proche quand nous pénétrâmes dans la cocoteraie. Le vent balançait les larges feuilles, telles des éventails agités par une main invisible. L'odeur de l'océan nous parvenait déjà.

Nous dépassâmes l'hôtel Wispering Palms et nous arrêtâmes là où le sentier finissait, sur la plage, près de quelques bâtisses modestes. Fatigués, nous nous assîmes sur le sable. L'océan rejetait son écume blanche. L'eau très sombre, éclairée par un soleil bas, reflétait une lumière sans éclat.

Un groupe de japonais se reposaient sous une véranda. Deux jeunes filles en maillot de bain jouaient au ping-pong. Un homme braisait de petites saucisses qui sentaient bon.

- Jochen, tu vas voir s'il y a de la place ?
- O.K.

Jochen se leva et se dirigea vers ce qui semblait être la bâtisse principale. Isabelle, étendue sur le dos, avait posé sa tête sur mes genoux. Je la regardais dans les yeux. Je devinais qu'elle allait me dire quelque chose qui me plongerait dans des abîmes de réflexion.

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CHAPITRE 20

- Kanamaï, soupira-t-elle.
- Oui, Kanamaï, Isabelle, répondis-je sur le même ton. Ses yeux scrutaient mes expressions, mes gestes, mon émoi.
- Nous sommes arrivés, dit-elle. Je me souviendrai... Ngoro-Ngoro, Kipedo, Murchinson, c'est déjà le passé. Il ne reste plus que Kanamaï, quelques heures, quelques jours...
- Bah ! Tu rentreras à Omaha... tu oublieras...
J'allumai une cigarette. Elle me la chipa et tira quelques bouffées.
- Oui, dit-elle, il faudra oublier, j'enterrerai cela comme tout le reste.

Jochen revint.

- Nous avons deux chambres avec douche, nous annonça-t-il, d'un air triomphant. Le souper est servi dans dix minutes. Il y a un réfectoire, j'ai pris quatre tickets. Pas de boîte ce soir ! Venez, on y va.

Je ramassai mon sac à dos et celui d'Isabelle. Nous prîmes la chambre 6. Isabelle ferma la porte.

- Je vais prendre une douche, dit-elle, cela me fera du bien, après toute cette poussière.

Elle se déshabilla. Je dus m'assoupir un instant, car je m'éveillai en sursaut, au son de la cloche qui annonçait le repas. L'eau de la douche crépitait sur le sol. Le rideau plastifié de la pièce d'eau était tiré, et je voyais le profil de son corps, en ombres chinoises. Je tirai de mon sac le seul essuie propre qui me restait.

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CHAPITRE 20

Quand Isabelle sortit, je lui frictionnai le dos. Puis, nous retrouvâmes Jochen et Sybille et allâmes à la salle à manger. Une dizaine de personnes se servaient dans de grandes marmites posées au milieu de la table. Cinq ou six places restaient libres à la table des Japonais. Le poulet était trop épicé et le riz, trop cuit. Le boy nous apporta des bananes et, pour terminer le repas, du thé fut servi dans des gobelets en aluminium.

Après le repas, nous nous dirigeâmes vers la plage. La pleine lune se reflétait en s'allongeant sur les flots. Au loin des cocotiers, éclairés par des projecteurs, se dressaient dans l'obscurité. Des chauve-souris piaillaient. Le sable avait jalousement enmagasiné la chaleur de l'après-midi. Le bruit des vagues se mêlait au murmure du vent qui agitait les palmes. Je me sentais très petit, sans réelle importance, comme à cheval sur la lisière qui sépare l'océan des terres.

Après une dernière cigarette, nous rentrâmes nous coucher.
Ma nuit fut agitée.

Kanamaï, c'était le repos, la quiétude. Un endroit où l'on ne pouvait pas encore commencer à regretter vraiment, mais qui laissait présager quelque tristesse qu'il nous faudrait sans doute remuer longtemps en nous-mêmes. Kanamaï, c'était une dernière liberté qui nous était sournoisement livrée.

Je faisais une partie de ping-pong avec Jochen, je me promenais sur la plage, je traçais sur le sable des lettres, des dessins, ou le profil d'Isabelle, que la mer effaçait.
Je m'asseyais sur un tas d'algues, comme un zombie. Je montais dans une pirogue et regardais, sur les lames, l'écume qui se formait pour disparaître ensuite.

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CHAPITRE 20

Il y a de ces choses que l'on ne se lasse jamais de regarder ! Mais je ne m'éloignais jamais bien longtemps, car Isabelle m'attendait sur la plage ou sous un cocotier, quand le soleil devenait trop ardent.

Elle lisait un livre qu'elle avait trouvé sous son lit. Un livre sérieux, d'un auteur que je ne connaissais pas. Ses grandes lunettes lui camouflaient le visage. Parfois, elle les laissait descendre sur son nez et me regardait par dessus en baissant le front, comme une institutrice. Son bikini orange lui allait à merveille. Il était tendu sur sa poitrine comme la peau d'un fruit bien mûr.

Je ne pouvais m'empêcher de lui revenir, très souvent, tel les vagues qui mouraient à ses pieds. Alors, elle cessait immanquablement sa lecture et me demandais ce que j'avais fait, où j'étais allé. Elle s'inquiétait de la rougeur de mes épaules, les enduisait de crème solaire.

- Michel, sais-tu qu'on est jeudi, déjà ! Le temps file si vite. Sais-tu exactement à quelle heure le bus passe demain ?
- Non, Isabelle, mais je sais que si on le manquait, ce serait un catastrophe ! Il faudra l'arrêter au passage. A Mombasa, on aura une correspondance pour Nairobi. Cet après-midi, si tu veux, nous irons en ville. Il nous faut confirmer notre vol de retour et réserver les places dans le bus.
- J'irai avec toi, Michel, mais parlons d'autre chose, veux-tu ? Jochen et Sybille sont allés acheter des timbres au Wispering, ils vont bientôt revenir.
- Oui, dis-je, la cloche ne va pas tarder à sonner.

Sais-tu ce qu'il y a comme tambouille ? D'après le fumet qui nous parvient, ce doit être du poulet !
- Oui, en effet.

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CHAPITRE 20

La cloche sonna. Au loin, nous pouvions apercevoir nos deux amis. Ils se tenaient par la taille. Nous leur fîmes signe de se hâter. Le soleil était très puissant. Un petit vent, venant du large, nous apportait un peu de fraîcheur. Isabelle jeta une veste sur ses épaules. J'enfilai une chemise, tandis que Jochen et Sybille nous rejoignaient.

Après le repas, nous allâmes jusqu'au Wispering parce que nous n'avions rien d'autre à faire. Nous nous étions assis sous les cocotiers. Un dalmatien jouait sur la plage. Il allait rechercher dans les vagues un bâton que lui lançait régulièrement son maître. Quelques fourmis noires se promenaient sur la table, convoyant quelques grains de sucre.

- Michel, me dit Jochen, il faudrait aller à Mombasa cet après-midi.
- Oui, j'y ai pensé. J'y vais avec Isabelle. Vous venez avec nous ?

Sybille voulait rester sur la plage. Jochen décida de rester avec elle.

- Tu devrais essayer de trouver un lift. Il y a pas mal de gens qui ont des voitures.

- C'est une bonne idée. Je vais essayer. Tu me laisses le temps de boire mon thé, je suppose ?
- Bien sûr, boy, dit-il ! Take your time. Take the time to live.

Un Américain, en Range Rover, nous cueillit au passage. Bâti comme un athlète, il mâchonnait un cigarillo en nous posant de temps à autres des questions sur notre voyage. Il s'intéressa à notre boucle de Kidepo qu'il ferait un jour, nous dit-il. Il nous apprit qu'il habitait un bungalow isolé sur la côte, près de Kilifi. Ayant reconnu à l'accent d'Isabelle qu'elle était Américaine, il nous invita à dîner à Mombasa, mais Isabelle déclina l'invitation.

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CHAPITRE 20

Il nous déposa devant la poste et nous demanda s'il pouvait nous être de quelque utilité. Il promit de venir nous rechercher au même endroit à sept heures.

Après avoir retenu nos places de bus, nous déambulâmes dans les rues pendant deux heures. Nous allâmes confirmer notre vol de retour à l'adresse qui se trouvait inscrite au verso de notre billet. Isabelle eut envie d'une crème glacée.

La douce chaleur de cette fin de journée était délicieuse. Des oiseaux chantaient dans les arbres. Des arabes proposaient des souvenirs de piètre qualité. Isabelle dégustait sa glace à la vanille en s'aidant de son biscuit qui ramollissait. Je l'observais. Elle me souriait.

J'éprouvais beaucoup de bonheur à être à ses côtés et je me disais que c'était un bonheur dont j'aurais du mal à me passer. Auprès d'elle, je parvenais à oublier le lendemain. Je parvenais à oublier qu'il me faudrait, dans quelques jours, pénétrer à nouveau dans un univers de rigueur et de précision. Un univers restreint, se limitant à des chiffres qui s'additionnent, se soustraient, se multiplient ou se divisent. J'avais presque oublié le restant de ma vie, de quoi mes trois cent vingt autres jours étaient faits. Au fond, pourquoi arrêter ce bonheur qui cascadait en moi ? Etait-ce vraiment du bonheur, ou tout simplement un vide créé par le calme et la décontraction prolongée ?

J'étais partagé en permanence entre un bonheur qui s'acquiert en se laissant emporter par le large fleuve de la vie ou une lutte, un déploiement d'énergie, pour prouver aux autres, mais surtout à soi-même, que l'on existe. Jamais, je ne m'étais rendu compte qu'il y a en l'homme ce quelque chose qui le lie à un destin. L'existence poursuit son cours, comme un bolide lancé à folle allure, en ignorant les îles de bonheur qu'elle est appelée à croiser en de nombreux endroits. N'y a-t-il de repos que pour ceux qui saisissent le bonheur facile ?

Le boy apporta mon thé. Il s'était fait attendre. Je payai les consommations. Notre Américain allait-il être au rendez-vous ? S'il ne l'était pas, il nous faudrait nous débrouiller.

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CHAPITRE 20

- Michel, tu m'écriras, dis ?
- Oui, Isabelle, je t'écrirai, je te le promets.
- Tu m'écriras souvent ?
- Oui, souvent.
- Tu as été heureux avec moi ? Dis-moi la vérité, Michel.
- Oui, Isabelle, très heureux, mais notre histoire est semblable à celle de beaucoup d'autres.
- Vraiment, Michel ?

Je compris que je l'avais blessée involontairement.

- Je dis cela, Isabelle, mais ce n'est pas tout à fait vrai. Pour nous deux, c'est notre histoire, et elle ne peut se comparer à aucune autre histoire. Ce "nous" que nous avons construit au fil des jours, vivra à jamais en toi et en moi. Le temps nous aigrira mais ce "nous", nous le transporterons partout où nous irons. Il renaîtra chaque fois qu'un signe, qu'un geste nous rappellera cet été de Kanamaï. Ce "nous" restera imprimé dans nos vies. Il se profilera entre ce que nous serons et ce que nous aurions pu être. J'espère que tu ne regretteras jamais cette décision que tu as prise quand tu as décidé de me suivre. J'ai été lâche avec toi et je m'en repens un peu plus, jour après jour.

- Non, Michel, ne crois pas cela. Je ne regretterai jamais ma décision. Je ne regretterai jamais cette rencontre, notre rencontre. Tu m'as fait aimer l'aventure et tout ce qui s'y mêle. Préférer les plages perdues aux grands hôtels, les cocotiers aux parasols, le silence au bruit.

L'heure avançait. L'Américain fut au rendez-vous. Il nous déposa à Kanamaï et nous souhaita une bonne fin de voyage en me faisant un clin d'oeil. Nous allâmes souper, puis nous partîmes faire une ballade sur la plage. La marée était basse. La lune était très blanche. On pouvait en apercevoir le relief. Nous longeâmes la plage en évitant les touristes.

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CHAPITRE 20

A quelques centaines de mètres de Kanamaï, il y avait des criques. C'est dans une de ces criques que nous nous allongeâmes. Le sable y était sec et tiède. Nous nous trouvions dans un vaste berceau que la mer avait sculpté pour recevoir nos corps. Quelques oiseaux blancs volaient très bas au dessus l'eau, en guettant les poissons. Un crabe creusait son trou à deux pas de nous.

- Notre voyage s'achève, Isabelle, lui dis-je, comme un rêve quand on s'éveille. Tu retourneras à Omaha et je rentrerai à Bruxelles. La vie quotidienne engloutira nos existences. Je n'ai pas eu assez de courage pour tout quitter et te suivre, pour oser te demander de partager ma vie. Je ne t'aurais jamais appartenu tout à fait, d'ailleurs.

- Je sais, Michel, c'est pourquoi je ne te l'ai pas demandé !

- Mais reconnais, Isabelle, que tu y as pensé ?

- Oui, Michel, c'est vrai. J'y ai pensé bien des fois, au cours de ces derniers jours. Mais on ne peut pas arracher un être à son destin. Il aurait fallu que tu viennes à moi. J'ai cru, à certains moments, que tu allais faire ce pas, et te donner corps et âme. J'ai essayé de te cacher mes sentiments comme j'ai pu. Cela ne m'a pas toujours été facile. La décision, tu devais la prendre en toute liberté, au plus profond de toi-même. Sinon, tu me l'aurais reproché un jour ou l'autre. Je n'aurais pas pu vivre dans cette crainte. Nous n'aurions jamais pu regarder tout à fait dans la même direction. Le voyage, m'as-tu dit, représente pour toi l'évasion, une grande expression de liberté. Cette liberté, tu en uses pour essayer de vaincre ton angoisse. Tu es de ceux qui ne sont jamais satisfaits. Tu as fixé ta vie mais, au fond, tu restes toujours un nomade, où que tu sois, quoi que tu fasses. Tu es comme ce sable fin que le vent pousse, pousse, pousse toujours plus loin. Tu es fait pour la liberté et tout ton passé t'aliène. Tu as égaré ton bonheur. Je crains que tu ne puisses un jour m'écrire que tu l'as retrouvé. Je t'aime, Michel, je t'aime parce que tu es en tout instant toi-même, toi-même et changeant; parce que vivre à tes côtés apprend qu'il faut se dépasser. Que quelque chose d'autre existe. Je t'aime, mais cet amour-même aurait entravé ta liberté.

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CHAPITRE 20

- C'est vrai, Isabelle. Je te confie aujourd'hui ma faiblesse. Je crois que je ne pourrais être plus heureux qu'en ce jour, car je n'appartiens vraiment à personne. Ni cette plage, ni tes bras, ni ce ciel étoilé ne pourraient m'ancrer. Quand j'étais enfant, j'étais plongé dans la nature. Elle a imbibé toutes les fibres de mon être. Aujourd'hui, je la sens encore vivre en moi, et j'aime lui laisser reprendre le dessus. Chaque fois que j'en ai l'occasion. Je suis venu la retrouver en ces lieux. J'ai cru qu'en t'emmenant avec moi, quelque chose d'inédit se mêlerait à mon périple, mais j'ai été égoïste. Je t'ai apporté inquiétude, tristesse et désolation. J'ai été heureux avec toi, mais il me semble que mon bonheur s'est construit à tes dépens.
- Ne crois pas cela, Michel !
- Si, Isabelle, c'est pourtant la vérité. Je me suis imposé à toi, je me suis servi de toi. Ce soir, je me sens mal dans ma peau. Tu ne méritais pas cela.

Isabelle se rapprocha de moi. Je voyais ses yeux, plus noirs qu'en plein jour, scruter mon visage. Je voyais ses cheveux tomber sur ses épaules.

Il y eut quelques cris d'oiseaux troublant le profond silence de la nuit, un faisceau de lumière éclairant le bord de la mer, une main qui caressa mon visage. Et puis des mots, des phrases et des souvenirs qui auraient dû nous unir davantage, mais qui nous éloignaient, au contraire.

J'étais seul et je resterais seul, noyé dans la foule. Un drame se jouait en nous comme il s'en joue dans le coeur de tout homme. Je voulais créer le silence pour l'écouter et le laisser retentir. Mais cette plage, ces ombres mouvantes, la présence d'Isabelle, me torturaient.

- Isabelle, où vas-tu après Francfort ?
- J'ai quelques amis à voir à Londres, puis je rentrerai à Omaha. J'ai du travail qui m'attend.
- Tu ne viendras pas à Bruxelles ?
- Non, pourquoi ?
- Nous pourrions être ensemble encore quelques jours.
- Tu dis cela, Michel, mais si je te disais oui, tu serais ennuyé, n'est-ce pas ?
- Non, je ne crois pas.

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CHAPITRE 20

- A quoi cela servirait-il, Michel, sinon de prolonger ce que, ni toi, ni moi, ne souhaitons vraiment. Il arrive des moments où il faut savoir tourner la page.
- Ce soir, tu l'as déjà tournée, Isabelle ? lui demandai-je.
- Pas tout à fait, Michel, mais j'ai lu tout ce que j'avais à y lire.
- Tu vas récupérer tes deux valises rouges et redevenir la fille que tu as toujours été...
- Je ne crois pas. J'ai tiré une leçon de notre rencontre.
- Laquelle ?
- C'est difficile à t'expliquer, Michel. Ma passion étouffe encore ma raison. Tu m'as dit qu'il faut trouver le bonheur dans les instants qui passent et que la vie est faite de mille détails que nous devons nous efforcer de saisir au vol. Peut-être y a-t-il beaucoup de vrai dans ce que tu m'as dit, mais c'est une vue étroite de ce que nous pouvons être. Cela ne nous lie pas vraiment aux instants qui nous sont offerts.
- La réalité ne peut s'enfermer dans quelques mots, Isabelle.
- Seul, on peut rêver à des tas de choses, Michel, mais ces rêves n'apportent jamais qu'un bonheur dérisoire. Pour se réaliser, il faut construire avec le consentement d'un autre. Si on construit dans l'indifférence de l'autre, il emporte tôt au tard avec lui ce que nous avons enfanté et nous nous retrouvons plus seuls qu'auparavant. Bien plus seuls. Si le bonheur auquel on croit doit périr, il est préférable qu'il périsse alors qu'il n'a pas encore de contour précis. La souffrance d'une mère est moins violente à supporter lorsqu'elle perd un enfant qu'elle n'a pas eu le temps d'allaiter. Tu m'as dit, Michel, que si nous étions vainqueurs ici, nous serions vainqueurs partout. Nous, nous sommes défaits. Tu le comprends au moins, tu es d'accord ? Mais il nous reste l'espoir de vaincre un jour. Cet espoir me reste.

J'écoutais ses paroles. Elles étaient froides et dures à mon égard. Je la comprenais. Oserais-je la prendre dans mes bras, faire comme si elle ne m'avait rien dit, comme si nous en étions encore au commencement ? La fin qui rejoint le commencement, n'est-ce pas comme la roue du dharma ou le serpent de quetzacoalt ?

 

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CHAPITRE 20

La mer roulait ses vagues sur la plage. Les algues sentaient bon l'iode. Les oiseaux blancs glissaient dans le ciel. Nous restions dans la crique, à nous regarder, sans rien dire. Isabelle devait souffrir plus que moi. Une barque passa, profondément enfoncée dans l'eau. Deux hommes ramaient. Le clapotis irrégulier de l'eau sur la coque meubla le silence.

- Je voudrais avoir le courage de tout quitter, Isabelle, tout. En définitive, si je pars si loin, chaque année, c'est pour fuir. Non pas fuir quelqu'un ou quelque chose, mais fuir un mode de vie qui est, à mes yeux, difficile à supposer. Fuir des gestes répétés, fuir des paroles vaines, fuir des habitudes que les gens accomplissent sans plus savoir pourquoi, au fil des jours, au fil des ans. Fuir l'image de l'homme modèle. Fuir tout ce qui nous pousse à nous ressembler toujours davantage. Cependant, je ne fuirai pas. Je resterai au poste, comme les sentinelles des bases militaires, par devoir, en sachant que, certains jours, je me demanderai à quoi je sers. Un homme ne peut pas toujours croire avec conviction qu'il sert vraiment à quelque chose...

La barque avait disparu dans la nuit. Isabelle caressait mon corps de ses doigts effilés. D'une mèche de cheveux, elle me chatouillait le dos.

- Ah, les femmes, dis-je ! Il suffit qu'on leur parle sérieusement pour que leur attention s'éteigne.
- Mais je t'écoutais, Michel, je t'assure.
- Alors, excuse-moi, Isabelle !

Je pris ses mains dans les miennes. J'effleurai de mes lèvres son dos, son cou. Je mordillai le lobe de ses oreilles. Son corps goûtait le sel iodé et la mer. Ses bras m'emprisonnèrent. Ils me serrèrent très fort. Nos lèvres se cherchèrent Nous roulâmes sur le sable fin. J'étais certain que cet instant de bonheur n'aurait jamais de fin.

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CHAPITRE 20

Hier n'avait jamais existé. Nous étions ancrés sur cette place à jamais. Nous étions comme enclos entre deux morceau d'éternité. Le moment qui passe est toujours enclos entre deux fragments d'éternité. Nous sombrâmes dans l'émotion d'un grand moment, d'un de ces moments que la vie nous invite à goûter dans le silence abyssal de tout ce qui nous appartient.

- Si je partais avec toi, très loin, aussi loin que l'on peut fuir, tu m'aimerais toujours, dis, Isabelle, toujours ?

Je n'entendis pas sa réponse. Des larmes coulaient sur nos joues.

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