Roman

KANAMAI

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CHAPITRE 8

- Allo...
- New Stanley Hotel ?
- Oui, la réception écoute.
- Pourriez-vous me passer Mademoiselle Paton, demandai-je, Isabelle Paton.
- Quelle chambre ?
- Je ne sais pas.
- Un instant, je vous prie, je vais consulter ma liste.

Une vois pâteuse égrena un chapelet de noms plus ou moins classés par ordre alphabétique.

- ... Nowels, Ndidenderesa, Nokara, Oswals, Piron... je ne vois personne répondant au nom de Paton. Vous dites bien : Paton ? Est-elle bien descendue ici ?
- Oui, Paton. Je vous assure qu'elle doit être chez vous. Elle est arrivée ce matin très tôt, vers deux heures, probablement.
- Attendez, je vais m'informer.

J'entendis le bruit sec du récepteur que l'on déposait

sur le bureau. Et si elle avait été conduite à un autre hôtel, faute de place, comment aurais-je pu la retrouver ?

De la cabine publique, je pouvais voir l'animation de la rue. A quelques mètres de moi, des cireurs de chaussures attendaient patiemment leurs clients en lisant des bandes dessinées. Cela me fit penser aux gosses indiens criant "Shoe shine, shoe shine", dans les rues de Dehli. Je revis leurs visages émaciés, leurs corps faméliques recouverts de bandeaux d'étoffes souillées. Je me souvins de cet enfant qui avait posé la main sur mon bras et m'avait demandé : "Papa, Papa, j'ai faim, donne-moi un paisa". Je pensai à ses yeux trop brûlants et à ses paupières chaudes de pus, qu'il avait du mal à relever...

- Allo, vous demandez Isabelle Paton, n'est-ce pas ?

C'était une voix de femme, cristalline et intelligente, qui avait pris la relève.

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CHAPITRE 8

- Il y avait une erreur dans l'orthographe de son nom, me dit-elle, elle était renseignée à "Faton". Attendez un instant.

Les quelques secondes qui suivirent me semblèrent mortellement longues. J'attendais cet instant où j'entendrais la voix d'Isabelle. Mais qu'avais-je à lui dire ? A quoi servait ce dernier échange de mots ?

L'écume qui naît sur la crête des vagues palpitantes se dépose sur le sable, chargée d'algues. Elle laisse sur ce sable une trace amère que des ondées mourantes et plates viennent effacer peu à peu Nos paroles sont semblables à cette écume fragile. A peine prononcées, elles vont se perdre dans les méandres de notre esprit, là où la tristesse peut se dissiper sans risque de blesser vraiment. Peut-être, de temps en temps, un parfum ressurgirait-il, mais ce serait un parfum viré, méconnaissable.

- Allo, c'est toi, Michel ?
- Oui, c'est moi, Isabelle.
- Où es-tu ?
- Dans une cabine téléphonique, non loin du centre, près de la poste.
- Tu as tenu parole. Comme je suis contente de t'entendre.
- Moi aussi, Isabelle.

Il y eut un long silence, pesant sur mes épaules telle une chape de plomb. Un silence au cours duquel je cherchais des mots que je ne trouvais pas. J'étais comme un enfant qui fouille dans le sable les objets qu'il y a enfouis. Il les devine mais ne peut les dégager.

Isabelle prononça la phrase que j'attendais, la seule qu'il m'importait vraiment d'entendre :

- Michel, je veux venir avec toi.

Elle n'aurait pas dû me surprendre, cette phrase que j'avais espérée; cette phrase que je m'étais répétée des milliers de fois. Mais une fois entendue, je ne sus plus que répondre. Je n'eus la force que de dire un mot : "mais"...

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CHAPITRE 8

Au plus profond de mon être, je souhaitais qu'elle m'accompagne et ne me quitte plus une seconde. Pourtant, je ne pouvais accepter directement sa proposition. Ne vous est-il jamais arrivé de refuser, du bout des lèvres, une présence à laquelle vous aspirez profondément ? Ne vous est-il jamais arrivé de marquer un temps d'hésitation afin que votre interlocuteur affermisse une position qui vous convient ?

Si je jouais ce jeu, ce n'était pas par goût du risque mais, plus simplement, parce que je pressentais que les secondes qui passaient marqueraient ma vie en profondeur.

Je gardais le récepteur collé à mon oreille. Ue charrette passa dans la rue, tirée par deux boeufs blancs. Elle emportait un cochon fraîchement égorgé. Du sang violacé pissait sur la route. Le ciel était vraiment quelconque. Des ailes d'oiseaux, blanches frangées de noir, parcouraient le ciel. Je m'étais appuyé à la tablette et sentais mon coeur cogner dans ma poitrine. Je transpirais. Je passai ma main sur mon visage. Il piquait. C'est vrai, je ne m'étais pas rasé.

- Michel, Michel, tu es toujours là, dis ?
- Oui, Isabelle, bien sûr.
- Tu as entendu ce que je t'ai dit ?
- Oui... tu veux venir avec moi.
- Oh, Michel, je croyais que tu serais enchanté, que tu sauterais de joie. Si c'est tout le cas que tu en fais !
- Isabelle !
- Eh bien quoi, parle. Tu peux toujours dire non, tu sais. Ce n'est pas pour cela que je t'en voudrai. Nous ne nous reverrons plus, et puis... et puis, c'est tout.

Nous étions tous deux suspendus au-dessus d'un précipice. Un simple mot et une chute vertigineuse commencerait.

J'imaginais sa tête légèrement penchée et ses cheveux noirs, comme une vaste cape, recouvrant le récepteur. J'imaginais ses yeux brillants et souriants, ses lèvres fines peut-être légèrement surchargées d'un rouge sombre et mat.

- Isabelle, je voudrais te serrer dans mes bras, mais... mais ton voyage organisé ?
- Je l'ai décommandé, Michel. Quoi que tu décides, rien ne me fera plus changer d'avis à ce sujet.

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Et, tu sais, mes grandes valises rouges dont tu t'es tant moqué, je les ai données à la réception pour qu'on les garde pendant un mois.
- Tu ne vas tout de même pas me suivre sans bagages ?

- Non, j'ai acheté un sac à dos. J'ai déjà trié mes affaires et je n'ai pas retenu grand-chose, crois-moi. Tu es content au moins ? Mais dis-moi quelque chose.

- Je ne peux pas croire ce que tu me dis.

- Tu verras, je serai prête demain matin. Tu passeras me prendre ? ... Si tu ne veux pas, tant pis, je partirai seule. A partir de neuf heures, j'aurai compris que j'ai été abandonnée.

- Isabelle, je peux venir maintenant pour t'aider, si tu veux. J'ai un tas de choses à te dire.

- Je ne suis pas encore prête. Je ne veux pas te voir aujourd'hui; je dois aller dans le centre pour acheter un sac de couchage.

Elle ne me laissa pas le temps d'intervenir.

- Au fait, me demanda Isabelle, où pars-tu ? Où allons-nous, plutôt ?

- En Tanzanie. Il y a un bus vers sept heures. Je dois aller réserver et payer les tickets cet après-midi. Jochen et Sybille viennent avec nous, nous serons donc quatre, dis-je.

- Tu n'oublieras pas de prendre un ticket pour moi, me demanda-t-elle ? Elle avait la même voix souriante que j'avais entendue dans le train, pour la première fois, deux jours plus tôt.

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CHAPITRE 8

- Non, évidemment.

- Faut-il un visa pour la Tanzanie ?

- Oui, mais nous les prendrons à la frontière.

- Tu as donc déjà trouvé des compagnons de voyage. Qui sont Jochen et Sybille ?

- Les Allemands qui se trouvaient devant nous dans l'avion. Nous avons logé dans la même chambre cette nuit, dans un hôtel indien. Au fait c'est plutôt nous qui les accompagnons.

- Tu es avec eux maintenant ?

- Non, je dois les retrouver ce soir, pour dîner. Nous avons découvert un petit restaurant indien. Je voudrais manger du mouton au curry. Cela me rappellera Bombay. Je suis encore diablement fatigué, je vais essayer de dormir un peu cet après-midi. Tu viendras vraiment avec nous, Isabelle ?

- Oui, bien sûr, t'ai-je donné l'air d'une fille qui ne fait pas ce qu'elle dit et qui arrive toujours trop tard à ses rendez-vous ?

- Non, à vrai dire, non.

- Sais-tu ce qui m'a décidée ? Ta passion des voyages m'a enthousiasmée et j'ai cru que le moment était venu de faire le grand saut. Tu m'as dit que le plus grand des voyages commençait toujours par un premier pas. Tu m'as bien dit cela, n'est-ce pas ? J'apprendrai avec toi à parcourir le monde. Tu sais, ça a été comme un coup de foudre. Je me suis réveillée ce matin avec la certitude d'être prête à te suivre. Je me suis dit qu'il me suffirait de te l'annoncer pour que je ne puisse plus jamais revenir en arrière.

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- C'est vrai ! On verra ça dans les jours qui viennent. J'espère que je serai un bon guide.
- A quelle heure passerez-vous me prendre ?
- A six heures. Ca te va ?
- Je t'attendrai dans le hall de l'hôtel. Au revoir et à demain. N'oublie pas de venir me chercher !
- Comment pourrais-je oublier, Isabelle ? Je n'ai fait que penser à toi ces deux derniers jours. Je voudrais te dire quelque chose, Isabelle, mais comment ?
- Vas-y quand même, je t'écoute...
- Merci... merci, Isabelle.
- Tu es un grand sot, Michel. A demain !
- A demain, Isabelle.

J'entendis le déclic sec et froid qui marquait la fin de la communication. Je gardai l'écouteur à l'oreille quelques instants encore. De très loin, noyée dans des grésillements, me parvenait une conversation inintelligible. Je raccrochai et sortis de la cabine.

Je me retrouvai assis sur le tabouret d'un cireur de chaussures. Il glissa deux plaques de caoutchouc entre mes chaussures et mes chaussettes et commença son travail. Il recouvrit le cuir brun d'une crème presque liquide, couleur de sauce tomate. Je me demandais s'il ne s'était pas trompé de couleur.

Il accomplissait ses gestes avec méticulosité. Ses doigts caressaient le cuir et y traçaient des arabesques vivantes. La matière assoiffée buvait le cirage. Deux crayons étaient plantés dans ses cheveux crépus comme deux aiguilles à tricoter dans une boule de laine noire. Son corps exhalait une odeur acide de transpiration. Il était pieds nus. Des floches de lacets pendaient hors de son coffre.

Isabelle partagerait mon voyage. L'imprévu, dans les randonnées comme celle que je me proposais de faire, était monnaie courante. C'était la première fois que, pour une fille, je modifiais mes plans. Je ne devais pas me leurrer : l'aventure, but de mes voyages, changerait par le fait même de cette rencontre. Ma liberté s'en trouverait compromise.

 

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CHAPITRE 8

Je devrais m'inquiéter de sa fatigue, de son confort. Allait-elle supporter des journées ou des nuits entières passées dans les bus ? Allait-elle se contenter d'un seul repas quotidien ? Et encore, pour autant que l'on trouve en chemin un endroit où s'alimenter.

Mais je songeais aussi à ce qu'elle m'apporterait. Depuis l'instant où je l'avais aperçue, elle avait progressivement envahi mon esprit. On ne conquiert jamais rien sans un renoncement préalable. Décider, c'est choisir. Mais il y a des choix non raisonnés, lorsque c'est le coeur qui prend le pas. Le coeur, cet intrus, avait-il déjà son mot à dire dans notre aventure ? Qu'en savais-je exactement ?

Le cireur, de sa brosse, frappa deux coups secs sur la chaussure qui brillait. Satisfait de son travail, il me regardait en souriant. Quand j'étais gosse, ma mère me lavait un bras, puis une jambe, et me disait : "Regarde comme tu étais sale !". Après avoir admiré le contraste je lui présentai l'autre pied.

Les jours qui viendraient nous apporteraient des saveurs nouvelles et des parfums subtils, mais peut être aussi des blessures tenaces et des chagrins sourds. Chaque heure qui passe est un cocktail de perceptions diverses. Certains détails, les plus marquants, s'impriment avec violence en nous, tandis que d'autres s'évadent. Nous classons les événements et les images neuves par densité. Nous ne retenons que ce qui dissonne.

Le cireur réclama son dû. Je lui donnai, à sa plus grande surprise, plus que ce qu'il espérait. Un autre client attendait, chaussé de hautes bottes. Lorsque je m'en allai, la marchandage commençait. Je me dirigeai vers le centre.

Je passai devant le New Stanley Hôtel. Je ne m'arrêtai pas. Il ne fallait pas transformer trop tôt le rêve en réalité. Ce serait le blesser avec certitude. Je poursuivis donc mon chemin.

Près d'un hôtel moderne, des boutiques pour touristes exposaient des sculptures de bois. Je me souvins d'une élocution d'un de mes camarades, sur l'art nègre. C'était en cinquième, si j'ai bon souvenir. Il nous avait expliqué que ce qui caractérise l'art africain, ce sont les pulsions qui l'animent.

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CHAPITRE 8

J'observais plutôt un art fait d'entrelacements de corps. Des bagues et des coliers faits de dents et de griffes de lions étaient exposés. Il y avait aussi des centaines de bracelets traditionnels en poils de queues d'éléphants. Ou j'avais devant les yeux du vulgaire plastique, ou je ne verrais, au cours de mon périple, que des bêtes traînant une queue chauve et lisse ! Peut-être aurions-nous l'occasion de visiter un élevage d'éléphants dont les queues trempaient dans une lotion capillaire activante !

Je pris quelques instants de repos à la terrasse d'un café. Je commandai une bière. On me la servit dans un haut verre recouvert de larmes glacées. Elle était fraîche, désaltérante. J'entendais le vent caresser le feuillage. La vie était belle et valait la peine que l'on se batte pour elle.

A côté de moi, une jeune fille regardait des agrandissements de photos de safari. Des animaux en fuite et des têtes de girafes dégustant des épines avaient été saisis au téléobjectif. Un peu plus loin, un groupe d'Italiens racontaient leurs exploits. La mélodie de la langue était plaisante. Elle se confondait avec le bruit qui me parvenait de la rue. Des marchands arabes passaient entre les tables et proposaient des souvenirs bon marché.

Je me plais à observer les gens, leurs attitudes, leurs gestes. La franchise de leur regard ou la simplicité de leur tenue me semblent être les reflets de leur âme.

J'aime imaginer leur vie quotidienne à partir de détails insignifiants. Je me demandais de quels événements les êtres construisent leur bonheur. Les vacances - on parvient pendant quelques heures, quelques semaines, à oublier ce qui vous ronge l'année durant - sont-elles la condition indispensable du bonheur ? Peut-on vivre de ses souvenirs et puis d'attente, bercé d'amont en aval, d'un été à l'autre ? Je me sentais libre. Je m'évadais hors du temps.

L'image fraîche et palpitante d'un torrent étincelant vint s'imposer à mon esprit. Il contraste avec l'eau lourde du fleuve, couleur de terre, qui s'endort dans une quasi-immobilité. Je ne suis pas un aventurier, mais je ne puis contempler sans fin les mêmes berges monotones. Je veux descendre les cascades, eroder le granit. Je veux explorer les grottes, les criques, en arracher les plantes aquatiques. Je veux tout emporter avec moi, ne laisser aucune trace de sédimentation.

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CHAPITRE 8

Quand on devient vieux, on ralentit l'allure. Les souvenirs se déposent, ils nous quittent. Le torrent emporte notre jeunesse et la conduit vers des fleuves calmes et lents, où nous finissons tous par nous ressembler. Les eaux les plus tumultueuses s'apaisent à l'approche de l'océan.

Un chien estropié passa sur le trottoir. Il avait les deux pattes arrière malformées, paralysées. Il traînait son tronc de ses deux pattes valides. Un jeune enfant le poursuivait, armé d'une branche fine et flexible au bout de laquelle restaient accrochées trois feuilles en forme de coeur. Son sourire masquait une cruauté innocente.

Un taxi s'arrêta; des touristes aux chemises bariolées en descendirent. Un bus s'ébranla dans l'air chaud et lourd. Une grappe humaine pendait à sa portière. Un noir, grand et mince, s'agrippa à une poignée. Il glissa un pied sur le marche-pied tandis que, de l'autre, il frappait le sol, régulièrement, comme un gosse à trottinette. La vie est un bolide qu'il nous faut savoir "prendre", alors qu'il est en plein mouvement. La vie ne s'arrête pas pour nous permettre de nous y installer à l'aise.

De ma bière, il ne restait plus que la mousse séchée, perchée sur le col du verre. Je déposai dix shillings sur la table et m'en allai. Je devais aller chercher les tickets de bus et rejoindre Jochen et Sybille pour le dîner.

*****

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