Roman

KANAMAI

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CHAPITRE 9

Je m'étais réveillé plusieurs fois et, tard dans la nuit, j'avais pris un somnifère léger pour briser la farandole de mon insomnie. Il m'était souvent arrivé d'attendre une fille à un rendez-vous, longtemps après l'heure, alors qu'il ne reste plus aucun espoir. Peut-être étaient-ce ces souvenirs qui avaient perturbé mon sommeil ?

Mais ce matin, dans le bus, il m'aurait suffi d'effleurer le visage d'Isabelle pour me rendre compte qu'elle était bien là, à portée de ma main. J'étais heureux comme je ne l'avais plus été depuis longtemps. Isabelle ne m'était encore jamais parue aussi belle, éclairée par un soleil qui grandissait à l'horizon.

Notre voyage commençait vraiment. J'avais été surpris en la voyant charger dans notre taxi, du geste le plus naturel du monde, un sac à dos de taille moyenne et un duvet bleu. Elle n'avait gardé à ses côtés que sa valisette rouge et une main de bananes naines, achetées la veille au marché. Elle mâchait paisiblement un chewing-gum en contemplant le paysage. Parfois ses lèvres se serraient, lorsqu'elle ne parvenait pas à donner à la pâte la forme qu'elle désirait. Je la trouvais adorable, d'une simplicité étonnante. Rien de superflu ne rompait l'harmonieux équilibre du maquillage qui soutenait discrètement ses traits.

Dans le taxi, encore engourdis, nous n'avions échangé que quelques phrases banales. Je l'avais embrassée sur le front, simplement. Puis nous étions restés silencieux.

Le paysage était sec et poussiéreux. Les couleurs dominantes allaient du jaune paille de l'herbe séchée, au vert sombre des arbustes disséminés dans la plaine. Le soleil baignait la nature de biais et agrandissait démesurément les ombres.

La trombe de poussière que nous soulevions s'épanouissait de part et d'autre de la route, puis allait recouvrir les herbes sèches. Quand un camion nous croisait, nous pénétrions pendant quelques instants dans un monde voilé.

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CHAPITRE 9

Les sensations que nous prodiguaient ces nuages de poussière étaient comparables à des éblouissements nocturnes. Mais la poussière pénètre profondément dans les narines et prend à la gorge. Quand il n'était pas trop tard, Isabelle refermait la vitre.
Mais il arrivait que la fenêtre reste bloquée et nos mains se touchaient.

- Tu n'es pas bavard, ce matin ?

- J'admire le paysage. Rassure-toi, j'aime beaucoup bavarder. Mais on peut découvrir pas mal de choses en se taisant, en écoutant et en observant. Ce qu'un être tait finit par se deviner. Hier, en me promenant, j'ai pensé à toi. Il m'a semblé que j'aurais pu écrire un roman sur notre aventure, que je te connaissais. Peut-être connait-on les gens que l'on croise aussi bien que ceux avec lesquels on vit. Les questions que l'on pose à un être nous dévoilent sa transparence. Tu es à côté de moi, cela me suffit. Connais-tu ce jeu d'enfant : on relie des points numérotés et un personnage mystérieux apparaît ?

- Oui, c'est amusant.

- Eh bien, c'est en reliant tes mots et tes silences que j'apprendrai à te connaître. Le jeu a commencé non loin de Bruxelles, dans le train, quand tu m'as demandé pourquoi nous roulions si lentement. Tu te souviens ?
- Si je me souviens ? Oui, bien sûr ! Je sentais que tu voulais me parler. Tu m'observais, tu ne trouvais pas tes mots. Alors, je t'ai devancé. Tu étais comme l'albatros de Baudelaire. Ma première question t'a lancé dans les airs. Ton envol a été pénible. Remarque, tu ne t'en es pas si mal tiré ! La preuve, je suis avec toi ce matin !

- Entrer en contact avec quelqu'un ne m'est jamais chose facile. Je suis un peu gauche. A force d'éliminer de

mes phrases ce qui n'est pas important, je ne trouve plus rien à dire. J'aime observer. Vivre les événements me suffit. Pourquoi devrais-je les emprisonner dans des mots, les révéler ?

- Michel de Montlerry, vous êtes incroyable, me dit-elle en souriant.

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CHAPITRE 9

Elle insista sur le "vous", pour me narguer.

- Isabelle Paton, je suis si content de vous avoir rencontrée, je vous trouve adorable.
- Nous sommes quittes, répliqua-t-elle.

Elle alluma une cigarette et je fis de même, plus pour occuper mes mains que par envie de fumer.

Nous allions franchir la frontière tanzanienne dans le courant de la matinée. Que savais-je de la Tanzanie ? C'est un pays plus pauvre que le Kenya, un pays sans pôle de développement. Le nom de ce pays a une consonance exotique, il est comme Zanzibar, chargé d'orient. Autrefois colonie allemande, la Tanzanie a voulu trouver sa voie dans l'indépendance politique et économique.

Tandis que nous avancions dans cette plaine qui n'en finissait pas, j'observais le paysage désolé. Nous étions entrés dans le pays des Masaïs et longions le parc Amboseli. Au loin, quelques gazelles broutaient sous les épineux. Elles levèrent la tête à notre

passage. C'était notre première rencontre avec la faune sauvage, ou dite "sauvage". Je pris quelques photos un peu au hasard. Les animaux sont toujours minuscules si l'on n'a pas de téléobjectif.

- Tu m'enverras tes photos ?
- Oui, si tu veux, mais elles risquent d'être quelconques. Ce sont des dias. Je ferai imprimer les meilleures et te les enverrai. A Isabelle Paton - Omaha, lui dis-je en laissant supposer, par le ton de ma voix, que cette adresse partielle suffirait.
- Tu devrais encore retenir ma boîte postale, pour être complet; sinon elles risquent fort de se perdre, tes jolies photos !
- Ta boîte postale ?
- Oui, P.O. Box 421 - Omaha.
- O.K. lui dis-je, c'est noté.
- Tu ne l'inscris pas ?
- Non, je retiendrai ton numéro, il n'est pas compliqué. C'est le même numéro que mon extension téléphonique au bureau.

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CHAPITRE 9

- Tu m'écriras, Michel, après notre voyage ?

- Pourquoi pas, Isabelle ! J'aime beaucoup écrire. J'ai quelques correspondants. Nous échangeons des timbres. Il m'arrive de leur raconter ma vie. J'ai, à Curaçao, une amie que je n'ai jamais rencontrée. Je lui écris régulièrement. Il y a peu, elle m'a annoncé le mariage de sa fille. J'étais à cent lieues de me douter qu'elle approchait de la cinquantaine ! Un dimanche matin, alors que je me promenais au vieux marché, je suis tombé sur une lithographie du vieux port de Curaçao. Je l'ai achetée et la lui ai envoyée. Je crois que ce geste l'a touchée. Depuis lors, nous échangeons régulièrement de longues lettres. J'irai peut-être là-bas un jour. C'est le bout du monde. Et j'aime les bouts du monde.

- Tu connais beaucoup de jolies filles qui t'écrivent de longues lettres ?

- Non, j'avais beaucoup de correspondants lorsque j'étais étudiant. Il m'arrivait de recevoir jusqu'à vingt lettres par semaine. Mon travail m'a forcé à réduire ma correspondance. J'ai gardé quelques bons amis à travers le monde; de jeunes vagabonds de mon espèce, mais aussi des hommes plus mûrs. Je les ai rencontrés au hasard de mes périples. Quand on voyage, on se livre plus facilement; on échange ses aventures et on va même parfois jusqu'à discuter de ses croyances.

- Tu veux dire que les gens laissent tomber leur masque ?

- Oui, je crois. Loin de chez soi, la crainte d'être pris pour ce que l'on est vraiment disparaît. Je ne sais pas si l'on divulgue ses affres et ses souffrances, c'est une question de caractère, mais il arrive que l'on essaie d'exprimer ce que l'on ressent vraiment. Pour pouvoir se confier, il faut avoir un ami. Le véritable ami est rare. L'ami, n'est-ce pas celui qui a la patience d'écouter en s'abstenant de juger ?

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- Mais, Michel, un ami n'a pas besoin de patience pour écouter...

- C'est vrai. Je dirais plus simplement qu'il doit pouvoir écouter sans mettre en cause ce que tu es.

- Tu es peut-être trop susceptible pour rencontrer l'amitié !

- C'est possible.

Je me disais que c'était même certain. Je déteste être l'objet d'un jugement. Sa remarque m'avais touché. L'adage dit que la vérité blesse plus profondément que le mensonge.

Jochen nous passa sa gourde. Il y restait un peu de thé tiède que nous partageâmes. Je bus deux ou trois gorgées, après Isabelle. Quand je posai le goulot à la bouche, un goût de poussière et de métal, auquel se mêlait un goût plus doux, sucré, se déposa sur mes lèvres. Isabelle nous proposa une banane en guise de petit déjeuner. Elle partagea le restant de chocolat acheté dans l'avion. Il avait fondu et laissait sur son emballage de larges taches grasses.

A côté de nous une indigène, drapée de bleu, donnait le sein à son bébé. Elle était bien faite. L'enfant, entre deux tétées, pelotait le sein gonflé. Il parcourait du doigt une veine qui s'inscrivait en relief sous la peau tendue. Cela me fit penser à l'étude d'un itinéraire sur une carte routière. Le bébé se mit à pleurer. La mère enfonça la figure de l'enfant dans sa poitrine pour étouffer ses cris. Une goutte de lait perla au centre du mamelon, glissa sur le sein, puis s'infiltra dans le drap bleu en y laissant une trace humide.

- Michel, as-tu un véritable ami ?
- Non, si j'en avais un, nous serions côte à côte en ce moment. J'ai beaucoup de copains qui disent avoir des amis; mais comment savoir où commence vraiment l'amitié ?
Il n'y a pas de frontière nette entre la camaraderie et l'amitié. On ne choisit pas un ami; un beau jour on se rend compte qu'il existe. Tu es une véritable machine à poser des questions !

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Je l'observais : son chandail de coton épousait la forme de sa poitrine et comprimait légèrement ses seins. Son jeans mettait ses hanches en valeur. Ses pupilles étaient d'un noir d'encre de Chine, brillantes et dilatées; si grandes qu'elles laissaient peu de place à l'iris.

- Que veux-tu savoir de moi, me demanda-t-elle ? Je n'ai pas d'histoire. Je suis fille unique et ai été choyée par mes parents. Ils m'ont élevée en comblant mes moindres désirs. J'ai appris le français à Yale où j'ai fait mes études.

- Qu'as-tu fait comme études ?

- La sociologie, avec une spécialisation en anthropologie. J'ai obtenu mon master la semaine dernière. Je voudrais enseigner ou travailler pour une fondation.

Toi, tu as fait l'économie, m'as-tu dit. As-tu suivi des cours de sociologie ?

- Oui, quelques-uns. J'en connais les principes généraux. Tu aimes beaucoup la sociologie ?

- Evidemment, me répondit-elle, mais c'est l'anthropologie qui m'intéresse surtout. Les gens croient que "primitif" est synonyme d'"arriéré", de "sauvage". Les sociétés dites primitives sont structurées et organisées autour d'autres valeurs de référence que les nôtres. Ce n'est pas parce que certaines tribus sont pauvres ou décimées qu'elles n'ont pas de loi, pas de code moral. Tous leurs gestes, comme les nôtres, ont une signification. Ceux qui transgressent la loi sont bannis des clans dont ils font partie. Les sociétés les plus intéressantes à étudier sont celles qui transmettent leur savoir par tradition orale. J'ai fait mon travail de fin d'études... comment appelez-vous cela ?

- Une thèse ou un mémoire.

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- Oui, c'est cela. J'ai fait mon mémoire sur les rites d'initiation. J'ai présenté mon travail la semaine dernière au jury. Je n'ai jamais eu autant le trac de ma vie. J'ai été bien classée, j'ai obtenu le grade A. A quoi cela correspond-il chez vous ?

- Cela doit équivaloir à la distinction ou à la grande distinction.

- Peut-être.

A peine eut-elle prononcé son "peut-être", qu'une explosion sourde ébranla notre bus. Il s'inclina brusquement vers la gauche, comme soulevé par une vague qui l'aurait pris par l'arrière. Le chauffeur essaya de contrôler sa direction. Il appuyait de tout son poids sur les pédales de frein et d'embrayage. Nous arrachâmes quelques arbustes dont les branches pénétrèrent par les fenêtres. Tout cela se passa en un éclair. Les passagers se précipitèrent vers la sortie. Isabelle et moi étions cramponnés à nos sièges. Jochen me cria :

- Tu crois qu'il y a des rhinocéros, par ici ? Il me semble que nous en avons eu un. Il doit être de belle taille ! Viens, on va voir.

Nous descendîmes les derniers et nous nous approchâmes du cercle des voyageurs. Le pneu avant droit avait éclaté. Son flanc extérieur, déchiqueté, vomissait ses câbles et des lambeaux de caoutchouc. Le chauffeur demanda à son mécanicien, glissé sous le châssis, s'il n'y avait rien de cassé.

L'homme proférait des insultes, dans un swahili que j'avais peine à comprendre. Il faisait appel à tous les démons locaux et invoquait des parties génitales de je ne sais quel sexe. Le mécanicien se releva et répondit au chauffeur :

- Iko muzuri, apana kufa.
Ce qui voulait dire que tout allait bien.

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Le mécanicien leva les yeux au ciel pour apprécier la hauteur du soleil. Nos ombres étaient courtes sur le sol. Il faisait très chaud. Il devait se décider et passer à l'action. L'action est toujours pénible dans les pays tropicaux ! Ce serait un mauvais voyage, il allait devoir "faire" quelque chose !

Un voyageur avait ouvert le coffre. Un cric y traînait dans la poussière. Le mécanicien (il s'appelait Prosper) lui lança quelques instructions. Notre passager ôta ce qui lui servait de chemise : un col auquel pendait quelques lanières d'étoffe. Le cric ne s'abaissait pas suffisamment pour que l'on puisse le glisser sous le châssis.

Le chauffeur, qui observait attentivement les opérations, suggéra à un autre passager de creuser un trou. Je n'avais nulle envie de me salir les mains et ne tenais pas à être désigné comme volontaire.

Jochen et moi montâmes sur le toit. Nous étions passés au dessus du parapet retenant les bagages. Trois poules - les pattes solidement liées et la tête dressée dans notre direction - se mirent à glousser gravement. Je retirai de mon sac à dos une gourde en plastique ainsi que mon sac de couchage. Jochen prit un carré de bâche et une boîte de biscuits militaires. Isabelle m'appela.

Elle réglait l'appareil photo que je lui avais confié avant l'escalade. Nous posâmes pour la postérité. Nous avions les cheveux défaits et poisseux, les vêtements poussiéreux, cela serait une belle photo dans le style expédition-dont-on-est-quand-même-revenu. La route disparaissait à quelques centaines de mètres de nous, entre les herbes hautes. Elle réapparaissait au loin, longue ligne droite, et allait se perdre sur l'horizon, blessant le paysage sauvage et sec.

J'aimais ces imprévus : les haltes dans les petits villages, les voyageurs que l'on cueillait en cours de route. J'aimais ce soleil qui nous éclaboussait, les étapes que l'on atteignait à la nuit tombante. Marchander amicalement le prix d'une chambre, à la lumière d'une lampe colman, le sac au dos, est un plaisir pour ceux qui recherchent la dimension originelle du voyage.

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CHAPITRE 9

Voyager, c'est se frayer une voie parmi des hommes. Le sillage laissé derrière soi peut être profond ou superficiel, il est toujours le reflet des qualités d'homme que l'on a acquises. On sème chez les uns la bonté que l'on détient des autres.

J'avais étendu mon sac de couchage au bord de la route. Isabelle contemplait sa mine défaite dans son miroir. Sybille lisait "Mourir à Venise" de Thomas Mann. Jochen tentait d'ôter ses bottes. Notre bus était incliné vers l'avant, mais à chaque tour de manivelle, manoeuvrée par quelques honorables clients de la Transfer Traffic Cy, il se redressait de quelques centimètres. Le pneu éventré touchait toujours le sol. Quand il se souleva, le châssis laissa échapper un craquement sinistre.

Nous étions étendus. Une odeur d'herbe et de terre chaude, maternelle, nous enivrait.

De-ci, de-là, des groupes s'étaient constitués. Quelques noires déballaient le repas familial. De petits bassins émaillés émergèrent de draps chamarrés, noués aux quatre coins. Ils contenaient du riz couleur de nacre et des viandes baignant dans des sauces au curry.

Quel effort devais-je faire pour me rappeler ces repas partagés dans les villages de l'Orissa, l'année dernière ?

En l'espace d'un an, tant de choses peuvent ensevelir ce qui nous a été cher. Les souvenirs, comme les fleurs, se flétrissent. Le temps les altère. Il ronge ce que nous détenons emprisonné dans nos coeurs. Il corrode non seulement les métaux, mais aussi fruit de nos réflexions. Quand nous voulons puiser dans notre esprit de quoi entretenir nos rêves, nous n'y trouvons plus que de souvenirs squelettiques. Parfois une dia aide à se remémorer un grand instant.

Nous n'avions que quelques biscuits à grignoter. Ils formaient dans ma bouche une pâte épaisse et adhérente. Je bus une gorgée de liquide tiède pour déloger ce mastic tenace qui s'agrippait à mon palais.

Isabelle était heureuse et je partageais son bonheur. Un bonheur incommensurable, nous étreignait, nous faisait perdre le sens du temps qui passait.

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Le bus était maintenant complètement soulevé. Apparemment, le mécanicien ne trouvait pas de clef pour ôter la roue. Le chauffeur attendait nonchalamment de l'aide sur le bord de la route. Un camionneur complaisant ferait l'affaire. Encore fallait-il qu'il en vint un.

Nous étions sur l'axe principal Nairobi-Dar-Es-Salam. Avec un peu de chance, nous n'aurions pas longtemps à attendre. Un bus vint d'Arusha. Bien qu'étant d'une ligne concurrente, il s'arrêta. La clef était courte. Les boulons retenant la roue résistaient. On enfila le manche de la clef dans un mandrin d'un bon mètre pour en améliorer la prise. Deux passagers se tenaient perchés sur le mandrin et sautillaient en cadence. Le manche s'abaissa progressivement.

"Donnez-moi un levier et un point d'appui, et je soulèverai le monde" avait dit je ne sais plus quel physicien ou philosophe grec. Un quart d'heure plus tard, le chauffeur nous appela. Le départ était

annoncé.

- Michel, que disions-nous lorsque le pneu a éclaté ?
- Tu me disais que tu avais terminé tes études avec brio.
- Je disais cela ? Je le disais sans me vanter, j'espère ! Tu sais, si j'ai réussi dans certains domaines, j'ai échoué dans d'autres !
- Nous ne pouvons pas être vainqueurs partout, Isabelle. Nous avons tous nos carences et nos faiblesses. Il ne nous arrive d'envier que ceux que nous ne connaissons pas vraiment. Ne vouloir partager des autres que leur bonheur est une utopie; c'est vouloir acheter un billet gagnant à la tombola, c'est vouloir remporter le trophée du vainqueur sans participer à l'épreuve.

Je regardais Isabelle, ses yeux et son front volontaires. Quelque chose naissait en moi. Elle devait être une de ces filles à qui tout réussit. Une de ces filles qui n'ont qu'un mot à dire pour être comblées.

- Sais-tu vers quelle heure nous arriverons, Michel ?

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CHAPITRE 9

- Vers cinq ou six heures, je crois.
- Quelle heure est-il ?
- Presque quatre heures. Nous y serons bientôt. Encore un peu de patience et tu pourras te reposer. Nous trouverons un hôtel, y déposerons nos sacs puis nous irons manger un poulet au curry. Tu aimes cela ?
- Oui, je t'ai promis d'être une fille sage et sans histoires. Je serai surtout contente de prendre une bonne douche. Cela me rafraîchira. Cette poussière poisseuse m'étouffe. Regarde, mes cheveux sont raides comme des spaghettis crus. Je me demande si j'en viendrai à bout. J'espère que je n'ai pas oublié mon shampooing à Nairobi.

Isabelle prit son sac.

- Non, dit-elle, il m'en reste encore un peu. Si tu veux, nous le partagerons, il est très bon.

Je demandai à Jochen et Sybille comment ils se sentaient au terme de cette première étape. Sybille avait mal au dos et souhaitait arriver au plus tôt; c'était notre aspiration à tous.

- Jochen pourrais-tu me passer un morceau de papier de toilette ?
- Tu as des ennuis ? me répondit-il.
- Non, ne t'en fais pas, mais il y a tellement de poussière sur mes lunettes que je ne vois plus rien. Mes verres sont marbrés, regarde.

De la transpiration avait dégouliné de mon front sur les verres. Je les embuai et les essuyai avec soin.

*****

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