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Je regardais, par la vitre, dériver le paysage. La fumée de ma cigarette se dissipait dans la chaleur de l'après-midi. Peut-être aurais-je dû ouvrir la fenêtre, mais je n'en avais ni la force, ni l'envie.

Les bâtiments éloignés se déplaçaient en silence; ceux qui bordaient la voie défilaient à toute allure.

A la banlieue triste et poussiéreuse, succédèrent des champs, des prairies et des bois. La journée se terminait et la lune était déjà dans le ciel, basse sur l'horizon.

Je pensais à la journée qui s'achevait, à ce disque d'argent suspendu en plein ciel, aux champs paisibles et à mille autres choses encore. Quel contraste avec mes dernières journées de travail mouvementées !

Je me demandais à qui pouvaient appartenir ces deux énormes valises rouge vif, déposées sur le porte-bagages. Leur taille me laissait deviner un propriétaire robuste et de carrure large, mais leur couleur...
Que penser de leur couleur ?

Sur la banquette, juste en face de moi, reposait une valisette du même rouge. A sa poignée pendait une simple étiquette.

Elle laissait apparaître un nom tracé à l'encre violette : Isabelle Paton - Omaha.
L'écriture était très épaisse et les caractères, carrés, bien proportionnés.

Je regardai ma montre : il était dix-huit heures trente. J'allumai une cigarette et piquai l'allumette dans le cendrier bourré de mégots.

Mes pensées s'immobilisèrent lorsque je vis entrer une jeune fille. Elle s'assit. Ce ne pouvait être qu'Isabelle Paton - Omaha !

Elle me regarda un moment, puis détourna ses grands yeux noirs vers l'extérieur.

 

 
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J'épiai son profil : le nez était court, très droit. Les lèvres, bien marquées, étaient légèrement entrouvertes. D'une main, elle rejeta en arrière ses longs cheveux noirs, méticuleusement séparés par une raie qui aboutissait au milieu de son large front. Elle portait un pantalon bleu marine et un chemisier de soie blanche, qui creusait un V sur un foulard bleu clair.

Nos regards se rencontrèrent :

- Nous roulons si lentement, dit-elle. Savez-vous pourquoi ?

Bien que son français soit excellent, son accent me confirma son origine.

Le train avait ralenti son allure, en effet, mais je ne m'en étais pas aperçu.
- Je ne sais pas. Il doit probablement y avoir des travaux sur la voie, lui répondis-je.

Elle avait ouvert le dialogue. J'enchaînai et lui posai une question. Une de ces questions banales dans lesquelles on introduit déjà, au hasard, un élément de réponse, pour ne pas paraître trop indiscret.

- Vous allez à Munich, sans doute ?
- Non, je vais à Francfort, répondit-elle assez sèchement.
- Ah ! Vous aussi ! dis-je. Nous avons donc quatre heures à passer ensemble...

Prise de gêne et peut-être pour marquer la fin de notre conversation, elle ouvrit une revue. Elle la feuilletait rapidement, m'épiant de temps à autre, en évitant de croiser mon regard.

Je continuai à l'observer. Elle semblait de plus en plus nerveuse.

Elle était racée et très belle. Qu'y avait-il derrière ses grands yeux ? Etait-elle une de ces filles à qui "être belle" suffit ou son regard pétillant cachait-il une intelligence espiègle ?


 

 

 

 
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La discrétion de son maquillage, la finesse de ses lèvres, la largeur de son front, me laissaient deviner une jeune fille consistante au-delà de l'apparence.

Il y eut entre nous un silence aux contours imprécis qui transforma les kilomètres en éternité. Puis je me hasardai à lui dire :
- Nous allons bientôt arriver à la frontière allemande.
Elle ne répondit pas immédiatement, laissa un nouveau silence désagréable se creuser entre nous.
Son regard semblait se perdre entre les lignes; les yeux absolument immobiles, elle était pensive. Le bruit des roues sur les voies ponctuait régulièrement le silence.

Un douanier entra, portant sous le bras une serviette de cuir noir usée.

Il demanda à Isabelle - puis-je déjà l'appeler par son prénom ? - si elle n'avait rien à déclarer. Je n'entendis pas sa réponse, car un train venant en sens inverse nous croisa. De toutes façons, quelle importance ? Aux questions des douaniers, on répond toujours la même chose, par habitude et avec un soupçon d'inquiétude : "Non, rien à déclarer".

Le douanier se tourna vers moi et me posa la même question. Levant la tête, je lui montrai mon sac à dos, posé dans le filet. Le sac était si petit, défraîchi et fatigué qu'il ne prit pas la peine d'insister.
Il s'inclina et s'en alla.

Isabelle referma son magazine. Elle fouilla dans son sac. Après l'avoir presque complètement vidé, elle sembla trouver ce qu'elle cherchait : un paquet de cigarettes mentholées, puis un peigne, un bâton de rouge à lèvres et une plaquette de pilules qu'elle glissa discrètement sous une carte d'Afrique...

Je sortis de ma poche droite une boîte d'allumettes et me penchai vers elle.
- Vous cherchiez probablement du feu ?
- Oui, me répondit-elle, merci. Les femmes sont toutes les mêmes, elles ne trouvent jamais ce qu'elles cherchent dans leur sac.


 
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Au bout d'un moment, elle poursuivit :
- Vous semblez être un grand voyageur. On les reconnait facilement : ils n'emportent pas grand chose avec eux. Vous prenez un avion à Francfort ?

Je la trouvais curieuse, mais cela me plaisait.

- Oui, répondis-je, je prends l'avion demain matin pour Nairobi.


Elle sourit :

- Le charter de la "Pan International", n'est-ce pas ? 11 h 30 ?
- Oui, répondis-je, étonné.
- Alors, nous aurons bien plus de quatre heures à passer ensemble, me dit-elle. Je prends le même avion que vous. Je suis arrivée à Bruxelles avant-hier. J'ai visité la Grand-Place, l'Atomium.
- Aimez-vous Bruxelles ?
- Oui, surtout la Grand-Place. Il y avait un kiosque et des militaires jouaient des airs très sérieux. Les gens sont-ils toujours aussi sérieux, chez vous ?
- Non, je ne crois pas. Vous devez y être passée à un mauvais moment.


Je ne crois pas que la musique militaire puisse lui donner un charme particulier ...
- Vous ne semblez pas aimer les militaires, me dit-elle en souriant.

Les soldats sont faits pour se battre, non pour jouer de la musique. Les marches militaires m'inquiètent. Elles troublent une paix intérieure que je veux préserver...
J'espère que votre père n'est pas militaire, lui demandais-je ? Je ne voulais pas que notre début de dialogue s'arrête là.

- Non. Il est banquier. Connaissez-vous la City Bank ?
- Oui, bien sûr.
- Il est directeur de l'agence d'Omaha.

 
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Nous traversions les faubourgs de Cologne.

Je ne sais pas exactement où se trouve Francfort et à quelle heure nous devions y arriver. Cela peut sembler étrange, mais je ne me suis jamais intéressé aux régions proches de la Belgique. Si vous me parlez de Chitzen Itza ou de Kahjuraho, de Montréal ou de Kisangani, du Punjab Mail ou des liaisons Greyhound, je suis à l'aise. Mais si vous me demandez où est Francfort ou même Malines ou Nivelles, je préfère ne pas répondre. Ces endroits m'ont toujours laissé indifférent.

J'ai toujours été attiré par les contrées lointaines. Plus elles sont éloignées, plus elles m'intéressent.

Isabelle alluma une cigarette. Elle les avait laissées sur la tablette, posées sur la carte d'Afrique de l'Est. Elle m'en présenta une. Je refusai. Isabelle aspirait la fumée avec avidité et l'exhalait entre ses lèvres serrées, en levant légèrement la tête.

A la dérobée, j'observais les lignes de son cou tendu, le contour de ses oreilles, trop souvent masquées par sa chevelure épaisse. Elle avait un air de petite fille qui lui allait à ravir.

Je lui demandai :

- Vous avez trouvé un bon hôtel, à Bruxelles ?
- Oui, me répondit-elle, l'"Amigo".

C'est un des meilleurs hôtels de la ville, dis-je, un des plus chers aussi.

Elle poursuivit :

- Une des relations d'affaires de mon père me l'a recommandé. Chaque fois qu'il vient à Bruxelles, il y descend. Je dois vous avouer que c'est une bonne adresse.

 

 

 
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Le train avait ralenti. La nuit était tombée depuis longtemps déjà et les lumières des maisons se succédaient, toutes pareilles.

- Je vais faire un safari photo, me dit-elle, mais comme j'aimerais voyager comme vous, à l'aventure ! Je rêve de cela depuis que je suis enfant. Vous savez, pour une fille, ce n'est pas la même chose.

Après un long silence, je lui dis :

- J'en ai pourtant rencontré dans de petits villages perdus en Inde. Des filles qui voyageaient seules ou à deux et qui épousaient l'aventure.

- Oui, c'est possible, mais je vis dans un milieu où de tels voyages sont tout simplement impensables, dit-elle.

- Pourquoi ?

- Mes parents sont "vieux jeu". Ils ont peur "qu'il ne m'arrive quelque chose", comme on dit.

- Vous voyagez cependant, puisque vous êtes dans ce train et que vous partez pour Nairobi.

- Oui, mais c'est un voyage organisé, c'est différent. C'est la première fois que mes parents me laissent partir seule. Je suis jeune, j'ai encore toute la vie devant moi, dit-elle comme pour s'excuser.

- Je crois qu'il n'est jamais trop tôt pour voyager. Ni trop tard d'ailleurs. Pour moi, chaque année qui passe sans partir en voyage est comme une année sans soleil. Le voyage est une fenêtre que je veux garder ouverte sur le monde. Une fenêtre par laquelle je m'échappe une fois par an.

- A vous entendre, dit-elle, on penserait que les voyages sont le seul but de votre existence ?

 

 
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- Non, mais ils sont un moyen privilégié de m'épanouir, de vivre, d'espérer. En dehors d'eux, j'assume les responsabilités de la vie quotidienne.
- Est-ce indiscret de vous demander ce que vous faites ?

- Non, certainement pas. Je travaille dans une entreprise de grande distribution. Je m'occupe des prévisions commerciale et des budgets d'achats.

- C'est très sérieux tout ça. C'est intéressant ?
- Oui,... j'aime beaucoup mon travail. Mais les voyages me sortent de la routine, du train-train habituel.
- Je ne vous comprends pas très bien. Comment trouvez-vous le courage de voyager ainsi, après toute une année de travail ?
- Vous savez, on ne peut parler de courage à propos de quelque chose qui vous passionne. Mes voyages sont fatigants, bien sûr, mais ils me donnent l'occasion de m'accomplir. C'est surtout l'imprévu que je recherche, et l'action. Pénétrer des paysages inconnus et sauvages, parler à des gens différents m'a toujours procuré une impression bienfaisante.

Ne craignez-vous pas de vous en lasser ?

- Si cela m'arrivait un jour, ce ne serait pas de la lassitude qui s'installerait en moi, mais du désespoir.

Depuis quelques secondes, le train s'était immobilisé. Les occupants des autres compartiments se dirigeaient déjà vers la bouche d'évacuation du quai. On en trouve de semblables dans toutes les gares. Les gens s'y laissent tomber par habitude, sans s'en rendre compte, matin et soir, pour rejoindre leur bureau ou retourner chez eux.

Isabelle se leva et je l'aidai à descendre ses valises.

Je risquai un "voulez-vous..."

 

 

 
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- Voulez-vous que je vous aide à porter vos valises ?
- Oui, si cela ne vous dérange pas. Mais, avant d'appeler un taxi, je voudrais prendre un café. Le trajet a été long et j'adore l'ambiance des buffets de gare. Il y a tant de choses à y observer. Voulez-vous me tenir compagnie quelques instants encore ? Accepteriez-vous que je vous offre un café ? Cela me ferait tellement plaisir de rester un moment avec vous. Je me sens si seule... J'ai perdu un peu de l'enthousiasme qui m'animait au départ. C'est mon premier grand voyage et je suis un peu anxieuse. La nuit qui précède un vol en avion, je dors toujours très mal.

Son masque commençait à s'évanouir. Que me cachaient encore ses grands yeux ? Des îles de bonheur ou des océans de tristesse ? Des rêves ou des cauchemars ?

L'être est un polyèdre complexe. Quand on l'observe, il ne nous dévoile jamais que quelques-unes de ses facettes à la fois.

Isabelle commençait à naître devant moi sous son vrai jour. Elle laissait entrevoir ce que l'on finit toujours par dévoiler au hasard des mots et des gestes, des paroles ou des silences.

A présent, c'était un reflet doux et tendre qui me parvenait d'Isabelle : celui d'une jeune femme partagée entre la crainte de l'avion et le désir d'un voyage...

- Oh, vous savez, l'avion est très sûr, répondis-je, calmement, pour la rassurer.

Vous ne devez pas vous en faire. J'ai un ami qui travaille pour la Croix Rouge. Il passe la moitié de son temps en avion et les compagnies d'assurances ne lui ont jamais réclamé le moindre supplément de prime. C'est bien la preuve que l'avion n'est pas plus dangereux qu'un autre moyen de transport.

- Oui, répondit-elle, c'est peut-être vrai, je vous crois. Mais il n'empêche que je ne voudrais pas être à sa place.

 
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Nous avancions sur le quai. La nuit était fraîche, sans étoiles. Nous descendîmes les escaliers, puis un escalator nous amena à l'entrée d'un vaste hall bien éclairé. Nous nous dirigeâmes vers le buffet de la gare. Quelques personnes attendaient une correspondance devant un café.

- Vous allez vraiment transporter tous ces bagages avec vous ? lui demandai-je, d'un ton sans doute un peu ironique. J'écartai le cendrier pour déposer mon appareil photo sur la table.
- Oui, bien sûr, pourquoi pas ?
- Vous le regretterez. Quand on voyage, il faut garder le plus de mobilité possible. Vous avez emporté des robes du soir dans vos grandes valises rouges ?
- Ne soyez pas sarcastique, me dit-elle, piquée. Si vous voulez tout savoir, c'est ma mère qui a bouclé mes valises. Je ne sais pas au juste ce qu'elles contiennent. Déjà, depuis un mois, Maman dressait une liste de tout ce que j'aurais à emporter. Cela m'énervait, mais qu'aurais-je pu lui dire ? Si je n'avais pas pris tout ce qui lui semblait nécessaire, elle en aurait fait une maladie.
- Votre mère doit être infernale ! Est-elle toujours comme cela ?

- Oui, je lui en fais souvent le reproche. Elle ne peut s'empêcher de tout organiser. Elle se torture pour un rien. Maman est comme cela, rien ne peut la changer. Elle n'a jamais vraiment compris que j'ai grandi. Elle continue à faire mes valises comme lorsque j'avais dix ans et que je partais en vacances chez mon oncle.
- C'est ainsi qu'avec un peu de malchance, on reste enfant toute sa vie, ajoutai-je.

Elle allait répondre, mais le garçon vint nous demander ce que nous désirions. Isabelle commanda un café et moi, un thé.

Nous étions presque seuls. Des grondements sourds nous parvenaient et me semblaient être des échos d'un autre monde.

Une jeune fille entra. Une grande horloge indiquait onze heures trente. La trotteuse qui marquait les secondes, les enchaînait deux à deux.

 
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Isabelle, voyant que j'observais l'horloge, me dit :

- C'est comique, n'est-ce pas, les mécaniques ont aussi leurs défauts.

Cette horloge engendrait deux secondes qui semblaient se tenir par la taille; deux secondes qui, sitôt envolées, donnaient naissance à deux nouvelles secondes identiques, n'était-ce ce bref instant qui les séparait.

- J'aime les trotteuses qui avancent par sauts, dis-je, elles découpent mieux le temps, elles le morcellent, l'effritent, le grignotent.

Nos boissons avaient été déposées sur la table. Isabelle but la première gorgée de son breuvage en me regardant. Ses cheveux formaient deux hautes parenthèses symétriques de part et d'autre de la tasse. J'ajoutai un peu de sucre dans mon thé. Il était brûlant.

- En Inde, dis-je, on boit généralement le thé en le laissant couler dans la soucoupe; on le boit à même la sous-tasse. La première fois, on trouve cela étrange puis on s'y fait. En fait, c'est pratique car il refroidit plus vite.
- Ce qui est habituel dans certains pays est impoli dans d'autres. Nous, Américains, paraissons impolis aux yeux des Européens quand nous mangeons, une main sous la table...

Il se fait tard, poursuivit-elle, je vais prendre un taxi et rejoindre mon hôtel.

Elle s'absenta quelques instants. Quand elle revint, je vis qu'elle avait retouché le maquillage de ses yeux. Elle vida sa tasse et se leva. Je pris une de ses valises et l'accompagnai jusqu'à un taxi.

- Quel est votre hôtel, me demanda-t-elle ?
- Je n'ai pas réservé de chambre, dis-je.

 
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- Vous auriez dû le faire. J'espère que vous en trouverez une sans trop de difficultés. Nous nous reverrons demain, n'est-ce pas ? A quelle heure serez-vous à l'aéroport ?
- Nous nous retrouverons, dis-je. Je ne suis jamais à l'heure, je suis toujours avant l'heure !

Elle monta dans le taxi et ouvrit la vitre. Le chauffeur chargeait ses valises dans le coffre.

- Vous savez, j'ai été très contente de faire votre connaissance. Je vous souhaite bonne chance pour votre chambre "and, have a good night".
- A demain, dis-je, faites de beaux rêves. Au fait, à quel hôtel allez-vous ?
- Au Hilton, me répondit-elle.

Le chauffeur avait allumé son moteur. Il nota quelques mots sur une feuille de route. Isabelle eut encore le temps de me demander comment je m'appelais. Je ne sais pas si elle entendit ma réponse, car une sirène de police hurla tandis que je criais mon nom. Je restai là, regardant le taxi qui s'éloignait dans la nuit. Elle se retourna et me fit un dernier signe de la main.

Je pris mon sac à dos et avançai vers les enseignes lumineuses les plus proches. Les rouges se mêlaient aux bleus et aux jaunes. Des couleurs surgissaient dans la nuit et palpitaient selon des rythmes différents, comme des coeurs en furie.
Je me demandais ce que j'allais faire en Afrique, pourquoi j'avais choisi cette destination plutôt que la Côte d'Azur... où j'aurais pu me reposer confortablement après "toute une année de travail".

Souvent, je suis poussé par des forces que je ne comprends pas. Je prends des décisions en sachant que cela me coûtera. Ce sont les efforts que j'ai délibérément choisis, qui me réconfortent.

Mes objectifs ne sont ni trop difficiles, ni trop faciles à atteindre. J'aime le risque, mais le risque calculé. Pour progresser, il faut se fixer des objectifs qui vous aspirent vers des sphères toujours plus hautes.

Si l'objectif est trop facile à atteindre, il n'offre aucun intérêt : on se complaît dans la banalité.

 
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S'il est trop difficile, le découragement s'installe et étrangle toute envie d'action. Il faut savoir se forger un monde à sa dimension, un monde en expansion qui croît avec la maturité que l'on acquiert.

Je m'étais arrêté en face d'une immense vitrine.
Des ordinateurs démodés crachaient des listings. Les pages sautaient à une allure folle. L'opérateur jouait avec son crayon en compulsant un énorme volume plié en accordéon, ressemblant à du papier à musique.

Il chassait les pages en les rejetant devant lui. Des disques tournaient en lançant des reflets couleur de miel, des bobines avançaient, puis reculaient après s'être immobilisées. L'information semblait se traiter en silence. La machine exécutait les instructions, s'arrêtant de temps à autre comme pour reprendre son souffle.

J'entrai dans un modeste hôtel.

Deux filles blondes, se tenant par la taille, passèrent en chuchotant des mots que je ne comprenais pas. Leur jupe courte laissait apparaître des jambes qu'il m'aurait été facile de cueillir à bon compte...

- Combien la chambre, pour une nuit ? Prix, registre à remplir, numéro du passeport, ... Formalités banales.

Je me retrouvai assis sur un lit dur comme je les aime. Une barre me traversait les épaules. J'avais perdu l'habitude de porter mon sac; les premiers jours sont souvent pénibles, même si le sac à dos pèse peu.

Je regardai par la fenêtre les rares voitures. La lune disparaissait derrière d'épais nuages festonnés. A la veille d'un voyage, je me sens toujours très seul. J'enlevai ma veste kaki, fumai une dernière cigarette. J'ôtai mes lunettes et m'étendis sur mon lit.

Isabelle restait présente à mon esprit. Je redessinais mentalement son visage, touche par touche, en fermant les yeux. Ma cigarette me brûla les doigts. Je l'écrasai dans le cendrier déposé sur la chaise, à portée de ma main. Je me réveillai plusieurs fois pour regarder ma montre. Elle traçait lentement ses cercles.

Je regardai par la fenêtre les rares voitures. La lune disparaissait derrière d'épais nuages festonnés. A la veille d'un voyage, je me sens toujours très seul. J'enlevai ma veste kaki, fumai une dernière cigarette. J'ôtai mes lunettes et m'étendis sur mon lit.

Isabelle restait présente à mon esprit. Je redessinais mentalement son visage, touche par touche, en fermant les yeux. Ma cigarette me brûla les doigts. Je l'écrasai dans le cendrier déposé sur la chaise, à portée de ma main. Je me réveillai plusieurs fois pour regarder ma montre. Elle traçait lentement ses cercles.

 
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Je regardai par la fenêtre les rares voitures. La lune disparaissait derrière d'épais nuages festonnés. A la veille d'un voyage, je me sens toujours très seul. J'enlevai ma veste kaki, fumai une dernière cigarette. J'ôtai mes lunettes et m'étendis sur mon lit.

Isabelle restait présente à mon esprit. Je redessinais mentalement son visage, touche par touche, en fermant les yeux. Ma cigarette me brûla les doigts. Je l'écrasai dans le cendrier déposé sur la chaise, à portée de ma main. Je me réveillai plusieurs fois pour regarder ma montre. Elle traçait lentement ses cercles.

 

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