Roman

KANAMAI

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CHAPITRE 12

Lorsque j'ouvris les yeux, Isabelle était déjà éveillée. Elle caressait mes joues et mon menton, qu'une barbe de trois jours avaient rendu piquants. Jochen et Sybille dormaient encore. Je pris Isabelle dans mes bras et passai ma main dans ses cheveux défaits. Je l'embrassai sur le front, sur les yeux.

- As-tu bien dormi ? me demanda-t-elle. Arrête, tu piques.
- Et toi ?
- Ca va. J'ai une soif terrible. Quelle heure est-il ?
- Six heures moins le quart. On va bientôt venir nous tirer du lit. Tu te lèves maintenant ?
- Non, je fais la grasse matinée, dit-elle, en souriant et s'étirant comme une chatte.
- Profites-en, car il ne nous reste que quelques minutes !

La patrone frappa à notre porte. Elle nous annonça que nos petits déjeuners seraient prêts dans une demi-heure. Le ciel était bleu, parsemé de légères touches

blanches. Pendant la nuit, il avait dû pleuvoir très fort; les énormes flaques dans la cour en témoignaient. Un coq hurlait de temps en temps et, au loin, un autre coq répondait.

Jochen m'avait prévenu qu'il avait le sommeil lourd. J'allai le secouer et le traînai hors du lit. Cela le mit de mauvaise humeur pour un bon moment.

Dans un silence entrecoupé de quelques plaisanteries, nous nous apprêtâmes. Isabelle démêlait ses cheveux avec la brosse que Sybille lui avait prêtée. Je me regardai dans une glace. Je n'étais pas très beau à voir !

- Ce soir, je devrai me raser, dis-je à Isabelle sur un ton de regret, je ressemble à un bagnard.
- Tu dis cela dans l'espoir que je te réponde que j'aime les barbus ?
- Oui, un peu, car j'avais décidé, avant de t'avoir rencontrée, que je retournerais au bureau avec une longue barbe !
- Pour moi, tu ne dois rien changer à tes habitudes. J'aime l'état sauvage,... l'aspect sauvage, aujouta-t-elle, pour autant que l'âme reste civilisée !

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CHAPITRE 12

Nous allâmes déjeuner. Le thé était brûlant, le café imbuvable et le beurre, trop mou à mon goût et très salé. Je demandai au boy de remplir ma gourde d'eau fraîche et celle de Jochen, de limonade.

Ruelles étroites, place du marché, animation d'une journée qui s'éveille, bus sur lesquels on charge des bicyclettes, des sacs de vivres et des dames-jeannes d'huile : l'atmosphère du départ régnait déjà. Dans toutes les gares ou stations de bus, on retrouve la même ambiance de départ; ce climat créé par ceux qui s'apprêtent à quitter un coin qui leur est cher ou qui se réjouissent déjà à l'idée d'être attendus par parents ou amis au terme de leur voyage.

"Partir, c'est mourir un peu". Après tout, chaque instant dans lequel nous croyons pouvoir nous installer, nous chasse inéluctablement et nous conduit déjà ailleurs. Nous sommes bercés d'amont en aval. Seules les tribus nomades savent, peut-être, qu'il n'y a point de lieu qui nous soit destiné, point d'amarres que la vie ne s'apprête à rompre à notre place. Avec l'âge, nos problèmes ne s'amenuisent pas, ils ne font que prendre des dimensions nouvelles. Les obstacles s'élèvent à mesure que nos jambes grandissent.

Le bus allait partir dans trente minutes. Les filles gardèrent les places. Je me rendis avec Jochen sur la place du marché, pour y choisir quelques fruits et acheter du fromage, du beurre en boîte et deux grands pains coupés, que le boulanger emballa dans du papier journal. Nous rejoignîmes ensuite le bus qui, peu de temps après notre retour, prit le chemin de Ngoro-Ngoro.

- Adieu Arusha de mes amours, hurla Jochen à la grande stupéfaction des indigènes qui éclatèrent de rire.

Le mécanicien-aide-chauffeur-receveur vérifiait les tickets. Avec beaucoup d'adresse, il enjambait des paniers en osier contenant des volatiles et nos sacs à dos jetés dans l'allée centrale. En passant à notre hauteur, il écrasa une banane trop mûre entre ses orteils difformes. Un jeune indigène, désirant sans doute voyager à l'oeil, feignait d'avoir perdu son ticket. Il fouilla dans toutes ses poches et me prit à témoin pour certifier qu'il avait bien payé son ticket pour Ngoro-Ngoro. Une femme, restée debout près du chauffeur, briguait déjà sa place.

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CHAPITRE 12

Le receveur revint au moins trois fois pour réclamer le prix du voyage. Le dialogue s'échauffait. Isabelle me regardait avec inquiétude. Nous étions dans la trajectoire du coup de poing éventuel qui aurait pu se perdre. Le passager retourna une nouvelle fois ses poches trouées. Le ticket restant introuvable, quelques coups furent assénés, une touffe de cheveux empoignée. Le receveur puisa finalement de force l'argent dans le portefeuille que l'indigène avait dissimulé dans son pantalon. Et dire que je voulais venir en aide à ce malheureux !

Nous poursuivions notre chemin. De temps à autres, le receveur demandait une halte en frappant de la main la tôle du plafond. De petits coups plus brefs, frappés à l'extérieur, avertissaient le chauffeur qu'il pouvait se remettre en marche. Des haltes étaient prévues pour soulager les passagers. On les voyait s'accroupir entre les hautes herbes et y disparaître. Quand ils tardaient à revenir, notre chauffeur nous lançait de grands sourires en emballant son moteur ou, pour corser sa farce, avançait d'une bonne centaine de mètres. Je ne sais pas s'il comptait les gens qui descendaient puis qui réembarquaient...

Chevelure de poussière rousse que nous traînions derrière nous, savane ocre, ponts de bois, piste blessant la plaine, animaux en fuite et petits villages disséminés, ce sont là des images qui s'inscrivaient dans ma mémoire. Tandis que la route nous conduisait progressivement sur les versants du cratère, nous pénétrions dans la forêt qui s'épaississait.

Vers la fin de l'après-midi, nous approchions du Ngoro-Ngoro. Nous progressions entre les arbres dont les ramures se rejoignaient au-dessus de nous, cachant le ciel.

Notre tortillard peinait, à la limite de ses forces, pour nous hisser là où le soleil, en se couchant, embrasait l'horizon dans un dernier élan.
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CHAPITRE 12

Le bus s'arrêta à la hauteur d'un sentier de chèvres. Nous étions arrivés. Nous devions suivre le chemin. L'auberge de jeunesse ne se trouvait pas loin. Là, nous dit-on, en nous désignant un endroit imprécis entre les arbres, un chemin mène à la lodge. Le bus ne faisait pas de détour, malheureusement. Le sac à dos passé aux épaules, nous avançâmes entre les herbes. Le chauffeur nous fit un signe d'adieu amical et nous précisa une dernière fois la direction à suivre.

Nous commencions à apercevoir l'autre versant du cratère, à dix ou vingt kilomètres, peut-être plus. Il était difficile de se faire une idée de la distance qui nous en séparait. Les pentes ne semblaient pas abruptes. Elles semblaient faites de douceur, de grandeur. Le décor nous prodiguait une impression d'immensité sereine. Dans le fond de la cuvette, qui ne s'offrait à nous que partiellement, nous pouvions contempler une vaste étendue d'eau qui reflétait les dernières lueurs du soleil. Le crépuscule engloutissait déjà les tons du coucher de soleil et faisait naître des couleurs plus graves, violettes. Un peu de brume s'agrippait aux versants est et ouest, stagnait sur les eaux brillantes, baignant le paysage de rêve et de mélancolie.

Nous nous arrêtâmes tous les quatre sous un arbre pour regarder disparaître le soleil. Au-dessus de nos têtes, le vent glissait dans les branches recouvertes de mousse et de plantes parasites. Il murmurait en balançant la bave végétale qui s'agrippait aux troncs.

A quelques centaines de mètres, nous pouvions discerner un toit de tôle ondulée. Ce devait probablement être l'auberge de jeunesse. Au moment de nous mettre en route, Isabelle me saisit le bras et dit :

- Regarde là, là... tout près... un zèbre !

D'abord, je ne vis rien, car je regardais trop loin, puis j'aperçus le zèbre. Il était effectivement très près de nous, à une quinzaine de mètres, pas davantage. Il était partiellement masqué par les arbustes touffus. Nous crûmes qu'il allait s'enfuir à toute allure à notre approche, mais il resta sur place, immobile, la tête tournée dans notre direction. Nous poursuivîmes notre chemin et passâmes à quelques mètres de l'animal.

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CHAPITRE 12

Il nous regardait toujours, se demandant d'où nous venions. Isabelle me suivait de très près, n'osant prononcer le moindre mot.

Bientôt, nous arrivâmes près de trois bâtisses disposées en U. Dans la cour centrale, recouverte de briques pilées, un feu de braises répandait un peu de chaleur. Un vieillard, allongé sur une chaise longue, somnolait sous une couverture militaire.

- Hem, Hem !

Notre homme émergeait de son sommeil. Ses petites pupilles noires, très enfoncées dans son visage, brillaient délicatement, comme deux pierres précieuses.

- Vous êtes le gardien, lui demandai-je ?
- Oui, c'est moi, répondit-il d'une voix chevrotante, je m'appelle Joseph.
- Y a-t-il de la place pour cette nuit ?
- Combien êtes-vous ? demanda-t-il.
- Quatre.
- Quatre, répéta-t-il.

Le problème semblait complexe.

- Le bus nous a laissés un peu plus haut, sur la route. Nous voudrions passer la nuit et visiter le cratère demain, ajoutai-je.
- C'est que tous les lits sont pris, dit-il. La lodge n'est pas loin, on la voit d'ici, vous pouvez y aller.
- Oui, dit Jochen, mais nous sommes étudiants, vous comprenez ?
- Je comprends, dit-il, en dodelinant de la tête, je comprends. C'est ennuyeux, très ennuyeux.

Après un silence, il nous demanda :

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CHAPITRE 12

- Vous avez des sacs de couchage ?
- Oui.
- Alors, je pourrai peut-être arranger cela. Suivez-moi.

Il s'extraya avec peine de son fauteuil.

- Je vais vous montrer. Les autres doivent arriver d'un moment à l'autre. En poussant un peu les lits, vous trouverez place par terre. Ceux qui vont revenir sont aussi des étudiants.

Nous pénétrâmes dans un dortoir. Une demi-douzaine de lits superposés étaient alignés le long du mur.

- Celui-là est occupé, dit-il, celui-là aussi...

Et il continuait à énumérer toutes les places occupées afin de visualiser son problème.

- Au font, peut-être cette place-ci est-elle libre, et celle-ci aussi, je crois. Nous verrons ce soir. Au moins deux d'entre vous devront dormir sur le sol. Je vous donnerai quelques couvertures si j'en ai encore. Je vais aller en chercher.

Le ton de sa voix était faible. La vie semblait l'avoir vidé des dernières parcelles de son énergie. Il me faisait penser à un pantin que des fils détendus n'actionnent plus avec précision.

Il nous quitta et nous rappela que s'il trouvait des couvertures, il nous les apporterait.

Nous nous installâmes. Pendant qu'Isabelle et Sybille dépliaient les sacs de couchage, Jochen et moi étions sortis pour reconnaître de notre lieu de séjour.

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CHAPITRE 12

Le bâtiment central servait de résidence au garde, une des ailes du U était notre dortoir, l'autre, un local désaffecté. L'ensemble était très vétuste. Il ne devait pas y avoir beaucoup de passage ici en morte saison. Les touristes préféraient probablement la lodge. Ici, pas d'eau chaude, pas de boys, pas de superflu. La buanderie était cimentée. Un robinet haut placé servait de douche. Une goutte en tombait régulièrement.

Jochen demanda au gardien une casserole pour faire du thé sur les braises. Il nous donna un pot métallique sans poignée, qui rappelait le récipient qu'utilisent certains garagistes pour recueillir l'huile usée des moteurs. Ici, le moindre objet a de la valeur; cette valeur d'usage que l'abondance des ressources nous fait oublier. Jochen tournait et retournait ce récipient entre ses grandes mains.

- Prends de l'eau, lui dis-je, nous la ferons chauffer pour le thé.

Nous restâmes un long moment devant les braises. Quand l'eau commença de bouillir, j'allai chercher une serviette pour transporter cette boîte sans me brûler les doigts. Il fallait de la dextérité pour arracher cette eau bouillante aux braises fumantes.

Notre repas pris, Isabelle m'invita à faire un tour dehors. Il faisait frais. Le ciel était plein d'étoiles. De grosses masses sombres progressaient vers l'autre versant du cratère, comme happées par un vide immense.

- J'ai eu peur, tu sais, quand j'ai vu le zèbre !
- Oui, je l'ai senti, mais il n'y avait rien à craindre.
- C'est vrai ? Tu aurais pu me le dire !
- Peut-être.
- Tu crois que l'on va descendre dans le cratère ?
- On arrangera cela demain matin, ou ce soir encore, si c'est possible.

Nous étions assis côte à côte sur une section d'arbre mort recouvert de mousse humide.

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CHAPITRE 12

- Tu n'as pas froid, Isabelle ? Veux-tu ma veste ?
- Non, merci, ça va !

Deux véhicules se dirigeaient vers nous. Ils poussaient devant eux une longue tache lumineuse dont la surface variait en fonction du relief du terrain qu'elles éclairaient.

- Où crois-tu que l'on ira après Ngogo-Ngoro ? me demanda-t-elle.
- Je crois que Jochen et Sybille veulent aller rejoindre une amie à Kampala.
- Tu en as parlé à Jochen ?
- Non, pas encore, très peu du moins. Je n'ai pas demandé de détails.
- Cela n'a-t-il donc aucune importance pour toi ?
- Non, cela n'a pas tellement d'importance. Je ne souhaite pas enfermer dans des mots une action que je ne suis pas certain d'entreprendre. Les grands projets sont ceux dont on ne parle pas. J'aime planifier pour les autres, pas pour moi; du moins pas en voyage.
- Cela veut-il dire que tu te décides toujours en dernière minute ? Tiens-tu toujours tes promesses ?
- Toujours ? Non, sûrement pas; mais souvent, oui. J'essaie de les tenir.
- Pourquoi souvent ?

- Il peut nous arriver de nous rendre compte que nous avons fait une erreur, parce que nous ne connaissions pas toutes les données d'un problème, par exemple. Ce qui compte, je crois, c'est d'être fermement résolu d'agir après avoir pris une décision et de faire en sorte que la décision prise devienne bonne. Face aux réalités, il faut s'adapter en fonction des buts que l'on s'est assignés. Il faut savoir choisir, parmi les voies qui s'offrent à nous, celles qui sont les meilleures. Elles sont toujours multiples.

Les Land s'étaient arrêtées en face de l'auberge de jeunesse. Leur moteur s'était tu. Des cris et des éclats de rire nous parvenaient.

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CHAPITRE 12

Mon bonheur me semblait suspendu à un fil ténu, entre ciel et terre, sous les étoiles qui nous contaient la profondeur de l'univers.

- Tu médites, Michel ?
- De temps à autres quand, comme maintenant, je me sens tout petit et faible, pour ne pas dire insignifiant. Je médite pour ne pas sombrer dans le désespoir.
- Tu es sombre !
- Je crois que nous avons tous quelque chose à sauver des eaux qui montent ou du temps qui passe. J'essaie de découvrir, au plus profond de mon âme, ce que la vie m'ordonne de garder jusqu'au moment ultime, ce moment qui nous confond tous. Je veux rester jeune, mais la jeunesse, s'échappe, s'évade, s'évanouit. La vie n'existe que lorsque nous nous sentons progresser en elle. Elle n'existe que parce qu'elle aboutit à la mort. Un prof de philosophie nous a dit un jour que notre vie se déployait entre deux instants. C'est peut-être banal, mais j'ai retenu cette phrase et je me la répète encore parfois. "L'homme, comme tous les corps, est spatio-temporel; son existence se déploie entre deux instants, à un endroit donné de l'espace".

Je l'ai souvent répétée pour ne pas l'oublier, pour m'en imprégner. Mais, à force de répéter des phrases ou d'accomplir des gestes, leur signification profonde nous échappe et il faut avoir le courage de les redécouvrir.

- Tu as peur de la mort ?
- Quand on a vingt-cinq ans, on peut encore en rire, mais quand on en a cinquante... Quand le temps nous aura conduit sur l'autre versant de la colline... Quand nous nous supposerons plus près de la fin que du commencement, si les questions que nous nous sommes posées restent ouvertes...

- Tu crois en Dieu ?
- Si je crois en Dieu ? Non, pas plus en Dieu qu'en autre chose.
- Tu ne crois en rien ?

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CHAPITRE 12

- Je n'ai pas dit cela. Je crois qu'il y a une force qui conduit la vie, une force qui la maintient en ordre, en équilibre, qui la mène vers des niveaux de plus en plus élevés de conscience. Le chaos est l'exception. Je crois que nos vies s'acheminent vers la paternité qui transcende les choses et les êtres. Peu importe, après tout, le nom dont on affuble cette réalité. Nous émergeons sans cesse plus près d'elle. Nos efforts entretiennent un flambeau que nous nous transmettons de génération en génération, et qui éclaire des horizons de plus en plus vastes. Notre refuge n'est pas en cette lumière que nous faisons naître, il est parmi les espaces, toujours plus vastes, que nous éclairons.

C'est une image, bien sûr, dis-je comme pour m'excuser, mais je crois qu'il ne faut jamais aimer une chose pour elle-même, mais pour ce qu'elle nous apporte. La vie m'apporte la certitude que la mort n'est pas un trou dans lequel nous sombrons. Elle est un chemin qui nous conduit vers un autre univers, comme la rivière vers l'océan. Elle est une vérité qui nous aveugle, tellement immanente que nos sens n'en perçoivent, au cours de notre existence, que les ombres et les reflets.

Les philosophies ne changent rien à ce qui est; elles n'esquissent tout au plus qu'un mode de vie. Elles nous préparent à traverser, avec plus ou moins de sérénité, la distance qui relie, temporellement, les deux bornes de notre existence. Notre esprit, comme un éventail, peut s'ouvrir plus ou moins fort, il peut brasser plus ou moins de réflexions, nourrir plus ou moins d'idées. Je crois que, face à la mort, nous n'existons vraiment que dans la mesure où nous déployons une pensée et une action conformes l'une à l'autre Nous devons "bonifier" le monde de notre apport, si modeste soit-il.

Il se faisait tard. Isabelle, tout en m'écoutant, était restée silencieuse et contemplait le fond du cratère, béant à nos pieds. La nuit rendait ce gouffre plus mystérieux encore. Je ne crois pas qu'elle partageait ma théorie dans sa totalité. Mais, ce soir, je n'avais plus envie de parler, aussi son silence m'agréait. Je lui avais confié le fruit de quelques réflexions qui m'étaient venues au cours de mes voyages. Je n'avais pas souvent l'occasion de m'ouvrir, car on ne peut se confier qu'à quelqu'un qui sait écouter.

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CHAPITRE 12

- Si nous rentrions, dit-elle.
- Oui, dis-je, nous n'allons plus tarder.

Je l'attirai vers moi et l'embrassai sur le front.

Puis, je trouvai ses lèvres. Elles étaient entrouvertes. Nous restâmes un long moment très près l'un de l'autre. Je sentais battre mon coeur très fort dans ma poitrine.

- Allons, viens, dit-elle. Le zèbre nous observe; il doit se moquer de nous !
- Se moquer de nous, répliquai-je !

Elle prit ma main. Nous rejoignîmes Jochen et Sybille qui dormaient déjà. Ils avaient placé leurs sacs de couchage sur les nôtres pour renforcer notre matelas sommaire.

Tout le monde dormait. Isabelle ôta son T-shirt et son jeans. Je fis de même. Un peu de lumière chevrotante nous parvenait de l'extérieur. Isabelle pénétra dans son sac de couchage qu'elle laissa entrouvert. Elle vint près de moi. Je l'embrassai encore. Comment aurais-je pu me lasser de son étreinte, de son corps, de cette vie qui coulait en elle, de ses petits mots gentils qui me rendaient tellement heureux.

Isabelle se retira dans son sac. Elle commença à trembler, de froid peut-être.

- Bonsoir, Michel, dit-elle. Tu es quand même un coquin, tu sais. Il me faut du courage pour te résister. Tu n'es pas fâché, au moins ?
- Non, pourquoi le serais-je ?
- Je ne sais pas, j'ai l'impression de me dérober sans cesse à tes désirs, me dit-elle.

A vrai dire, si la même aventure m'était arrivée avec une autre fille qu'Isabelle, j'aurais probablement boudé, comme un gosse. Ce soir, je ne regrettais rien, presque rien...

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CHAPITRE 12

- Tu te dérobes, lui dis-je. Se dérober peut cacher bien des choses. On peut se dérober parce qu'un sentiment devient trop évident, parce que l'on craint qu'il envahisse tout, parce qu'il sourd de toutes parts. On peut préférer attendre, quand on croit que c'est vraiment important, afin de percevoir avec plus de lucidité ce qui se dessine en nous.
- C'est peut-être cela, Michel. Je comprends que mon attitude ne te soit pas agréable. Tu dois me pardonner, attendre encore un peu.
- Ta présence à mes côtés, pendant ces quelques jours, m'a déjà beaucoup transformé. Je ne pourrai jamais assez te remercier. J'allais partir seul, une fois de plus, et entretenir une solitude qui ne peut plus m'apporter que de la désolation. Mon vide intérieur était immense. Il se rétrécit quand je regarde ton visage, quand je touche ton front de mes lèvres, quand ta main vient chercher la mienne. Mais... qu'adviendra-t-il de nous, de moi, dans quelques semaines, à Nairobi, à Bruxelles ? Que deviendrons-nous ?

La vie balaie brusquement les étincelles d'espoir et d'amour. Elle détruit tout ce qui ne s'ancre pas fermement dans les coeurs. La vie ne nous laisse jamais assez de temps. Elle est comme le vent brûlant qui souffle dans le désert, bousculant les dunes, usant les rochers.

- Ton pessimisme prend trop de place, il surnage dans ta vie comme l'huile sur l'eau. L'amour peut s'épanouir dans les déserts les plus arides. Gide ne disait-il pas que "toute chose appartient à qui sait en jouir" ?
- Je vais m'endormir sur ces paroles, Isabelle.
- Michel ?
- Qu'y a-t-il, Isabelle ?
- D'ici à Nairobi, d'ici à Mombasa, d'ici à Bruxelles, un printemps peut naître, les bourgeons s'ouvrir et se transformer en fleurs, les branches porter des fruits...

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