Roman

KANAMAI

PAGE 114 / 115 / 116 / 117 / 118 / 119 / 120 / 121 / 122

 

CHAPITRE 14

Très tôt le matin, nous empruntâmes le chemin qui nous avait conduits à l'auberge de jeunesse. Le zèbre nous regarda partir. Le soleil ne s'était pas encore levé et les herbes étaient couvertes de rosée. Le bus nous cueillit au passage; la route était mauvaise, les lames de ressorts, avachies, les chocs, parfois violents.

Vers dix heures, nous traversâmes le parc Serengeti, sans nous y arrêter. Nous vîmes quelques girafes au bord de la route.

A la frontière entre la Tanzanie et le Kenya, des soldats en armes nous firent descendre. Ils fouillèrent nos sacs de fond en comble. Ils comptèrent nos films et examinèrent nos appareils photos. Ils nous alignèrent contre le mur du poste de douane. Un mur blanchi à la chaux. Les indigènes devaient vider leurs poches. Ils étendaient des mouchoirs troués et crasseux sur le sol et y déposaient leur monnaie, des canifs et des peignes gras.

On se serait cru au mur de Berlin, où les policiers glissent des miroirs sous les véhicules, pour s'assurer que personne ne s'y cache. L'Afrique ne ménageait pas ses surprises.

Je voulus prendre une photo du drapeau de la Tanzanie. Un policier vint vers moi et me demanda ce que je faisais. Je lui expliquai, en anglais, que je m'apprêtais à prendre une photo de leur drapeau. Il me dit que je mentais, que j'en avais prise une, que je devais le suivre.

Tandis que j'hésitais, il appuya le canon de son fusil contre mes côtes. Curieuse façon de traiter les touristes ! J'eus un peu peur. Je lui demandai où je devais aller. Il m'indiqua le chemin. De temps à autres, je sentais le canon du fusil dans mon dos.

Je restai debout dans une pièce, un long moment, l'appareil photo au bout du bras. Je commençais à m'énerver. Un portrait surmontait la porte. Un homme à la mine ronde, en uniforme militaire, s'y trouvait niché. Ce devait être le Président de la République ou je ne sais quel général.

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////TABLE DES MATIERES
CHAPITRE PRECEDENT . CHAPITRE SUIVANT \\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\

 

 

 


Roman

KANAMAI
PAGE 114 / 115 / 116 / 117 / 118 / 119 / 120 / 121 / 122

 

CHAPITRE 14

Les passagers du bus avaient repris leur place. Je ne voyais plus mes amis, mes bagages avaient disparu. Dans quelques instants, le destin me séparerait peut-être tragiquement d'Isabelle... et de mon sac à dos. Ce n'était pas le moment de faire de l'humour. Deux hommes entrèrent. Il ne m'était pas difficile de saisir que je partais perdant...

- Le drapeau est la propriété de l'Etat. Vous ne pouviez pas le photographier, me cria l'un d'eux !
- Je ne l'ai pas photographié, répondis-je calmement, mais cela m'aurait fait plaisir de...
- C'est le règlement, tonitrua-t-il. Vous le saviez d'ailleurs, non ?
- Non, lui dis-je avec beaucoup de déférence. Je vous le dis, je ne faisais que régler mon appareil.

Je ne tenais pas à être tenu à vue dans ce pays.

- Je ne savais pas, je vous l'assure, dis-je une nouvelle fois, sinon pourquoi...
- Vous avez le choix, me dit-il, ou vous me donnez votre film, ou vous me suivez à Musoma chez le commissaire général adjoint.
- Mais, mon bus, lui dis-je !
- Il partira sans vous, il y en a un autre demain.
- J'ai mes amis et mes bagages dans ce bus !
- Ce n'est pas mon affaire. Si je devais écouter toutes les histoires que l'on me raconte ! Donnez-moi votre film.

Il m'arracha mon Pentax des mains et essaya de l'ouvrir. Sans ôter la gaine, il n'y parviendrait pas et allait le forcer.

- Donnez le moi, lui dis-je, je vais vous l'enlever.

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////TABLE DES MATIERES
CHAPITRE PRECEDENT . CHAPITRE SUIVANT \\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\

Roman

KANAMAI
PAGE 114 / 115 / 116 / 117 / 118 / 119 / 120 / 121 / 122

 

CHAPITRE 14

Je pensais qu'il était sûrement trop bête pour comprendre une quelconque explication. J'enlevai le film de l'appareil après l'avoir rebobiné et le lui tendis. Cela me faisait de la peine, parce que j'étais arrivé à la trente troisième photo !

- Ce sont toutes mes dias de Ngoro-Ngoro, lui dis-je, un trémolo dans la voix.

J'essayais le charme, à présent. Sait-on jamais ! Il souriait.

- C'est vrai ? me demanda-t-il. Tant pis, c'est le règlement.

J'eus envie de lui proposer quelques dollars, mais je craignais d'être inculpé pour corruption de fonctionnaire. Cela n'en valait vraiment pas la peine. Il força le boîtier du film, saisit l'amorce et déroula lentement la pellicule. Peut-être croyait-il que j'allais me jeter à ses pieds ?

- Vous les voulez en souvenir, maintenant ? me dit-il.

Il jeta le film à mes pieds.

Son air et le pouvoir dont il était affublé m'irritaient. Sa stupidité aussi. Le tort qu'il faisait à son pays.

Le moteur du bus ronflait. J'apercevais Jochen en palabres avec le conducteur.

- Montrez-moi vos papiers, dit l'interrogateur.

Je cherchai mon passeport dans la pochette qui pendait à mon cou. Il l'examina en prenant son temps. Mon passeport était resté à l'envers dans ses mains.

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////TABLE DES MATIERES
CHAPITRE PRECEDENT . CHAPITRE SUIVANT \\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\

Roman

KANAMAI
PAGE 114 / 115 / 116 / 117 / 118 / 119 / 120 / 121 / 122

 

CHAPITRE 14

Après avoir feuilleté quelques pages, il le retourna. Comme je ne pouvais m'empêcher de sourire, il me dit :

- Bon, filez, vous pouvez vous en aller. Faites attention à votre argent car, au Kenya, ce sont des voleurs. Ici, nous sommes encore honnêtes !

Je le remerciai de son bon conseil et partis. Il était moins une, car le bus ne m'aurait pas attendu plus longtemps.

- Que s'est-il passé ? me demanda Jochen.
- Ils ont pris mon film.
- Ah, les vaches ! dit Isabelle.
Elle était blême.
- Ils m'ont fouillée, dit-elle, sac, porte-monnaie, sac à dos, tout y est passé. Les cochons, ils tournaient et retournaient mes sous-vêtements entre leurs pattes en plaisantant, des plaisanteries que je sentais de mauvais goût. Il y en a même un qui a reniflé un de mes soutiens-gorge. Sybille et moi avons été emmenées dans une petite salle. Ils nous ont fouillées en frôlant nos poitrines. Ils remontaient le long de nos jambes, en les palpant, comme si nous étions des animaux pour l'abattoir.

- Et moi, ils m'ont peloté la poitrine, ajouta Sybille. Ah, les salauds !

Les voyageurs nous regardaient en se doutant que les filles avaient fait l'objet d'une fouille "approfondie". Je lisais dans leur yeux comme une expression d'excuse. Eux aussi devaient désapprouver le comportement de ces soldats.

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////TABLE DES MATIERES
CHAPITRE PRECEDENT . CHAPITRE SUIVANT \\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\

Roman

KANAMAI
PAGE 114 / 115 / 116 / 117 / 118 / 119 / 120 / 121 / 122

 

CHAPITRE 14

A la frontière kenyanne, nouvelles fouilles, mais plus discrètes. Les douaniers faisaient leur devoir en essayant de faciliter la procédure administrative. Ils furent très corrects et nous demandèrent si notre sortie de Tanzanie s'était bien déroulée. Ils nous souhaitèrent un bon voyage et un bon transit.

Nous restâmes tout l'après-midi dans le bus ainsi qu'une bonne partie de la nuit, avant d'arriver à Kampala. Le passage de la frontière de l'Ouganda se fit sans problème, mais nous eûmes, une nouvelle fois, à sortir nos sacs et à les défaire. Quelques cachets mauves triangulaires furent appliqués sur nos passeports. Au fur et à mesure que nos passeports se garnissaient de cachets en tous genres leur valeur sentimentale augmentait à nos yeux...

Quand nous débarquâmes à Kampala, capitale de l'Ouganda, il pleuvait. Le vent rabattait la pluie sur nous. Nous avions jeté nos impers légers sur nos sacs à dos, afin de protéger nos sacs de couchage.

Un taxi nous conduisit au campus universitaire de Makerere. Andréa, bibliothécaire, habitait un complexe d'immeubles, entouré d'une clôture grillagée. C'étaient des bâtisses bon-marché, sans confort.

Jochen sonna plusieurs fois. Une fille de vingt-cinq ou vingt-six ans vint nous ouvrir. Un pyjama de jersey moulait ses hanches et ses cuisses. Les mailles s'espaçaient davantage à la hauteur de sa poitrine. Je devinai les deux auréoles de ses seins, lorsqu'elle s'assit sous le lampadaire.

Andréa était contente de revoir Sybille et Jochen. Elle avait des tas de choses à leur raconter. Mais nous, nous étions plutôt fatigués, car nous n'avions pas beaucoup dormi. Andréa nous prépara du thé et quelques toasts. Sybille et Jochen racontaient nos dernières tribulations.

 

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////TABLE DES MATIERES
CHAPITRE PRECEDENT . CHAPITRE SUIVANT \\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\

Roman

KANAMAI
PAGE 114 / 115 / 116 / 117 / 118 / 119 / 120 / 121 / 122

 

CHAPITRE 14

Après le repas, Andréa nous installa un matelas dans le salon.

Andréa aurait été belle, s'il n'y avait eu ses cheveux blonds, raides comme des baguettes, qui déparaient un peu son visage. Son corps était bien fait, bien proportionné.

Sybille s'était retirée pour faire sa toilette. Andréa montra à Jochen un fétiche ougandais, suspendu au-dessus de la cheminée. Il s'approcha d'elle par derrière et la serra dans ses bras. Ses mains glissèrent sous le jersey, pour remonter, à même le corps, à sa poitrine. Isabelle dormait déjà, tournée vers le mur. J'observais Jochen entre mes paupières mi-closes, cherchant un sommeil qui ne venait pas.

- Tu n'as pas changé, lui murmura Andréa, très bas.

Jochen tenais toujours les seins d'Andréa dans ses mains et je pouvais me rendre compte qu'elles ne restaient pas inactives. Andréa se cabra davantage, puis elle se retourna et ils s'embrassèrent longuement.

- Tu m'as manqué, lui dit-elle. As-tu reçu ma dernière lettre ?
- Non, répondit Jochen.
- Oh, cela n'a pas d'importance.
- Que disais-tu dans cette lettre ?
- Que j'ai rencontré un diplomate ougandais. Il me sort de temps en temps. Hier, nous sommes allés dans une boîte, puis il m'a reconduite et m'a demandé que je lui offre un dernier verre chez moi.
- Ah, dit Jochen, mi-figue, mi-raisin.
- Il ne s'est rien passé. Il avait bu trop d'alcool, tu comprends ?

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////TABLE DES MATIERES

CHAPITRE PRECEDENT . CHAPITRE SUIVANT \\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\


Roman

KANAMAI
PAGE 114 / 115 / 116 / 117 / 118 / 119 / 120 / 121 / 122

 

CHAPITRE 14

La culotte de pyjama d'Andréa prit des formes bizarres, glissa sur le parquet. Ils s'écroulèrent sur le canapé. Ensuite, ce furent de longs soupirs et des gémissements moelleux, ponctués de petits cris. Kampala n'était donc pas une étape choisie tout à fait au hasard...

Quand Sybille revint de la salle de bain, elle ne fut pas surprise. Cela m'étonna. Elle embrassa Jochen dans le dos, et lui dit tout bas :

- Ca te fait du bien ? Dis, j'ai aussi envie de toi, ce soir, tu sais !
Puis elle alla finir sa tasse de thé à la cuisine.

Les ébats se terminèrent par un long gémissement.

Isabelle se retourna. Son pull était déboutonné. Je la désirais. Je la laissai dormir.

Ils quittèrent la pièce. Elle était nue et belle, lui, en caleçon, transpirait abondamment.

Notre séjour à Kampala fut plaisant. Le matin, nous nous promenions et allions faire nos courses au marché. A midi, Andréa revenait dîner. Isabelle et moi faisions de longues siestes. Parfois, pendant ces siestes, alors qu'Isabelle somnolait, je prenais des notes; j'inscrivais dans un cahier quelques idées ou réflexions qui m'avaient traversé l'esprit au cours de la matinée. J'avais toujours eu envie d'écrire un roman. J'en avais commencé à maintes reprises, mais je les avais abandonnés, dans des accès de découragement. Je me rendais compte que je n'avais pas assez d'expérience et cela m'obsédait. Quand j'étais gosse, j'avais écrit des poèmes sous le choc d'émotions sentimentales. Il m'arrivait de les relire, mais je ne m'y reconnaissais plus. L'âme du "Petit Prince" est un trésor que l'on ne garde jamais bien longtemps...

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////TABLE DES MATIERES
CHAPITRE PRECEDENT . CHAPITRE SUIVANT \\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\

Roman

KANAMAI
PAGE 114 / 115 / 116 / 117 / 118 / 119 / 120 / 121 / 122

 

CHAPITRE 14

L'après-midi, nous visitions la ville. Nous allâmes aussi au "German Volunteer Service", changer notre argent; dans une agence de voyage, demander les prix de location des véhicules; au campus de l'université, visiter la bibliothèque où Andréa travaillait. Bref, nous nous intéressions à Kampala autant que nous le pouvions. Notre halte dans cette ville me semblait longue, mais l'espoir de repartir vers d'autres horizons, vers le Nord, se précisait.

Un soir, nous allâmes danser dans une boîte de nuit sombre et bruyante. Jochen serra Andréa très fort dans ses bras. Je dansai souvent avec Isabelle, et parfois avec Sybille, par politesse. Vers la fin de la soirée, ils parlèrent longuement politique, domaine dans lequel je n'excellais pas.

Isabelle et moi ne nous mêlâmes que rarement à ces propos tenus, soit en allemand, soit en anglais, quand je leur faisais remarquer que nous ne pouvions les suivre.

Ce soir là, Isabelle se tint blottie contre moi, comme un animal blessé. Elle but un gin fizz. Je sirotai un whisky sec et sans glace qui se réchauffa vite dans ma main.

Elle me parla des Etats-Unis, de ses études, d'un de ses amis qu'elle avait plaisir à revoir quand elle retournait passer des vacances chez sa grand-mère, dans le Tennessee. Elle me parla d'un oncle, planteur de coton dans le Mississipi, et de son père, banquier à Omaha. Elle n'aborda pas le problème que nous avions soulevé quelques jours plus tôt.

Je sentais qu'elle s'était un peu repliée sur elle-même, à la façon des gastéropodes qui, dès qu'on les blesse, rentrent dans leur coquille. Isabelle, comme pour fuir ce qui lui importait vraiment, ne cessa de me parler de son passé. Elle glissa sur la surface de son enfance, comme un voilier sur l'océan.

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////TABLE DES MATIERES
CHAPITRE PRECEDENT . CHAPITRE SUIVANT \\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\

 

 

 

 

 


Roman

KANAMAI
PAGE 114 / 115 / 116 / 117 / 118 / 119 / 120 / 121 / 122

 

CHAPITRE 14

Elle ne voulut pas sombrer dans la profondeur de réflexions qui nous auraient mis à nu davantage. Entre deux phrases, elle me fixait de ses grands yeux noirs.

Parfois, je cessais de l'écouter. Le bruit ambiant m'y aidait. Je pensais alors à mon fils aux cheveux bouclés, à ses rires et à ses mots d'enfant. Quand elle surprenait mes distractions, elle me souriait et disait :

- Je t'ennuie, n'est-ce pas, avec tout ce verbiage inutile ?

Je lui répondais que je l'écoutais, mais restais perdu dans mes pensées. Alors elle reprenait son récit.

Son ardeur finit pas s'estomper. Je l'invitai à danser quelques slows. Je la serrai fort dans mes bras. Elle resta silencieuse. Je n'ajoutai rien à son silence. Ses cheveux s'éparpillaient sur mon épaule. Son parfum, Calandre de Paco Rabanne, me rendait triste. Jochen donna le signal du départ en payant. Nous nous entassâmes dans la voiture d'Andréa.

Le sommeil avait déjà commencé à nous étreindre. Nous y sombrâmes après de brèves caresses qui ne nous menèrent nulle part. Nous étions comme deux êtres égarés navigant sur des eaux profondes.

*****

//////////////////////////////////////////////////////////////////////////TABLE DES MATIERES
CHAPITRE PRECEDENT . CHAPITRE SUIVANT \\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\