Roman

KANAMAI

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CHAPITRE 16

Quand nous quittâmes Kampala, l'aube naissait déjà. Les dernières étoiles s'étaient éteintes dans le firmament. De lourds camions rouges, tous semblables, nous croisaient. Les chauffeurs nous lançaient des appels de phares ou nous disaient bonjour de la main.

Vers la fin de la matinée, nous atteignîmes Soroti, à la porte du Karamojong. Nous y restâmes pour déjeuner. Le Mutton Curry que nous commandâmes dans une petite auberge fut excellent. Il nous fut servi avec des chappatis, fines galettes de maïs ressemblant aux tortillas ou aux crêpes de chez nous. La viande baignait dans une sauce au curry très relevée, savoureuse. Nous y plongions notre riz ou des morceaux de chappatis déchirés du bout des doigts. D'autres épices agrémentaient cette sauce rouge, pimentée.

Après Soroti, la route devint plus étroite. Nous ne croisâmes plus de camions. A la forêt du matin avait succédé la savane. Des arbres morts, sur lesquels se tenaient perchés des vautours, tendaient leurs branches

grises dans le ciel d'azur. Des termitières dressaient leur monticule le long de la route. Ces hauts tas de terre avaient des formes bizarres. Des excroissances les surplombaient, pareilles aux donjons des châteaux-forts.

A quoi pouvaient bien rimer ces tours baveuses, véritables flèches de cathédrales, si ce n'est au guet ? Et pourtant, il n'y a aucune ouverture à leur sommet. La nature a parfois de ces formes étranges qui intriguent.

La route devenait caillouteuse; notre allure s'en trouvait ralentie. Les lits que les rivières avaient désertés étaient parsemés d'obstacles divers : bancs de sable ou branchages morts, carcasses d'animaux en décomposition et même, une planche hérissée de clous sur laquelle nous avons manqué déchirer nos pneus.

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CHAPITRE 16

En ces lieux que les eaux avaient façonnées, il nous arrivait de retourner une pierre, espérant y trouver quelque trésor. Quelques biches filèrent à notre approche. De grands oiseaux noirs aux ailes frangées de blanc s'envolèrent lourdement. Il ne nous restait plus qu'une dizaine de kilomètres avant d'arriver à Moroto. La faim nous tenaillait. Surpris, trois rapaces s'envolèrent d'un cadavre de vache. Quand nous passâmes à hauteur de la dépouille, une odeur nauséabonde emplit notre véhicule.Moroto était un petit village au pied de collines verdoyantes, tachées de vert sombre et de noir.

Au gîte d'étape, devant lequel quatre camions lourdement chargés étaient parqués, le gardien nous annonça, sans la moindre ombre de regret, qu'il n'y avait plus de place. A la mission, on ne nous répondit ni oui, ni non. Nous comprîmes qu'il ne nous restait plus qu'à loger chez l'habitant... ou à la belle étoile.

- Un professeur... un professeur; il doit bien exister un professeur dans ce patelin ? dis-je à Jochen.

Nous partîmes donc à la recherche de l'instituteur. Après avoir demandé notre chemin - chemin est le mot exact - nous traversâmes quelques jardins. Nous pénétrâmes, par une pelouse fraîchement tondue, dans une propriété.

Nous nous arrêtâmes, honteux, une roue dans les glaïeuls, l'autre à deux doigts d'un cactus. Le moteur cala. Par une double porte moustiquaire, nous entendîmes le bruit hésitant d'une machine à écrire. Un homme semblait chercher ses touches avec beaucoup de patience.

Je regardai Jochen. Il me regarda. Nous nous regardâmes tous. Allions-nous entrer ?

Jochen sortit de la voiture. Je le suivis. Il frappa sur l'encadrement de la porte. Il y eut un plus long silence puis, le bruit de la machine se fit entendre à nouveau.

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CHAPITRE 16

J'ouvris la première porte, qui grinça, puis la porte moustiquaire qui s'ouvrait vers l'intérieur.

- Bonjour Monsieur.
- Bonjour, nous répondit le jeune homme, sans lever la tête.

Il devait avoir vingt-cinq ou trente ans. Il continuait à dactylographier son texte, à la vitesse d'un agent dans un poste de police auxiliaire. Il nous faisait face. J'avais déjà vu, dans ma vie, des maisons en désordre, mais un tel capharnaüm, jamais.

Aucun mot n'aurait été assez coloré pour décrire cet amas de livres, de papiers, de journaux, de nourriture à moitié consommée, qui traînaient sur les meubles, les tables et même sur le divan, caché par une couverture grise.

- Vous désirez ? poursuivit-il, toujours aussi absorbé.

Je lui expliquai brièvement le but de notre visite. Il nous répondit après avoir frappé encore quelques mots, ce qui avait pris un certain temps.

- Dans le fond du couloir, il y a trois portes. Prenez la chambre de gauche ou celle de droite. Pas celle du fond, nous précisa-t-il, c'est la mienne. Mes amis sont partis, vous pouvez les occuper.

De peur de déranger notre hôte, nous nous glissâmes, sur la pointe des pieds, dans le corridor.

 

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Les chambres étaient petites et encombrées d'objets les plus insolites, jetés par-ci, par-là, pêle-mêle : une guitare, des lances et des arcs, des cornes et des peaux de zèbres, des pierres de toutes les couleurs. Des papillons épinglés sur des bouchons ornaient les murs.

- Je crois qu'il faudra dégager les lits. On va se marrer. Tu crois qu'on peut rester ici ?
- Oui, dis-je, pourquoi pas ? On verra bien. Viens, allons faire part à Isabelle et Sybille de notre découverte.

Nous passâmes à nouveau devant le gars. Je le remerciai.

- Vous pouvez déposer par terre tout ce qu'il y a sur les lits, dit-il distraitement. La cuisine et la salle de bain sont à votre disposition. Je crois qu'il n'y a plus rien dans le frigo. Mon boy m'a quitté la semaine dernière, vous comprenez...

Je ne l'avais toujours pas vu lever la tête.

- Vous m'excuserez, mais j'ai un travail à achever. Faites comme chez vous. Combien êtes-vous, en fait ?

Il examinait un document.

- Quatre, dit Jochen. On ne vous dérange pas ?
- Oh, non, pas du tout.

Il remit une nouvelle feuille dans sa machine. Il en profita pour jeter un regard dans notre direction.

 

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- Je suis du Peace Corps. Je suis américain. D'où venez-vous ?
- De Belgique, et mon ami est Allemand.
- Et les autres ?
- Ma femme, dit Jochen et une Américaine.
- D'où, demanda-t-il ?
- D'Omaha, répondis-je.
- On va chercher nos bagages, dit Jochen. Les filles sont restées dans la voiture.
- Vous restez longtemps à Monoto ?
- Non, nous repartons demain matin pour Kidepo.
- Bon, faites comme chez vous. Le cadenas est sur la porte. Vous pourrez partir quand vous voudrez. D'ailleurs, je serai certainement déjà levé.

Il voulut ajouter quelque chose, mais il recommença à frapper sur sa machine. Comme je compris qu'il n'était pas prêt à poursuivre la conversation, je sortis.

- Eh bien, dit Isabelle, vous en avez pris du temps !

En quelques mots, nous leur expliquâmes l'accueil qui nous avait été réservé, afin de leur éviter toute surprise.

- Je crois que notre sac de couchage fera l'affaire, n'encombrons pas les pièces davantage !

Isabelle et Sybille ne savaient pas ce qui les attendait. Nous passâmes devant notre Américain plusieurs fois. Il ne fit pas la moindre attention à notre présence. Nous prîmes progressivement possession de sa salle de bain et de sa cuisine. Nous lavâmes une pile d'assiettes qui traînaient sur la table, écartâmes les casseroles grasses et sales qui se trouvaient sur les becs du réchaud.

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Isabelle fit fristouiller une omelette. J'allai proposer à notre hôte de partager notre repas, mais il refusa. Nous lui avions dit qu'Isabelle était Américaine, mais il ne chercha pas un seul instant à faire sa connaissance. Cela m'étonna.

Une fois le souper terminé, nous prîmes tous un thé chaud. Je voulus l'avaler trop vite; il me brûla la gorge.

Je me rappelais ces nuits passées en Mauritanie, chez l'habitant. Cette petite pièce où j'avais dormi à même la terre battue. Cette impression d'être seul, vraiment seul dans l'insolite, renaissait en moi à la vue de ces masques et de ces objets de corne et d'ivoire. Je me rappelais ce thé à la menthe préparé par le chef du village, au Cap Timiris; le cérémonial avec lequel il transvasait le thé d'un verre dans l'autre pour l'oxygéner, la théière bleue posée sur les braises mourantes, le dépôt qui se formait dans mon verre et qu'il m'était désagréable d'avaler.

Je me rappelais l'hospitalité de ces gens, les tas de biscuits secs, ressemblant à des nic-nacs, que le chef avait déposés à mes pieds sur le sol de terre battue. Je me souvenais qu'après m'avoir servi le thé par trois fois, il s'était lavé les mains et les bras jusqu'aux coudes, au-dessus de son grand plateau de cuivre ciselé. Il avait utilisé pour sa toilette le breuvage resté dans le fond de nos verres car, au Cap Timiris, l'eau est rare. Ils vont la chercher à deux cents kilomètres de là, à Nouakchott, directement à l'usine qui dessale l'eau de mer; en échange de quelques poissons.
Mais qu'avais-je de plus après de telles expériences ? Ce monde que le voyage élargit m'apporte-t-il vraiment une dimension spéciale de l'homme ? Ou n'est-ce que mon imagination qui crée une différence entre celui qui s'enracine et celui qui erre ?

Isabelle vint vers moi.

 

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- Viens, me dit-elle, si nous faisions une promenade avant de nous coucher ?

Sybille et Jochen nous accompagnèrent pendant quelques minutes.

- Ce bonhomme est incroyable, me dit Isabelle. Il ne m'a même pas adressé la parole. Quel mufle !
- Je ne sais pas si c'est un mufle. Il prépare peut-être un cours ou une conférence, que sais-je ?
- Mais ce sont les vacances, Michel !
- Oui, c'est vrai, je n'y ai pas pensé. J'ai rarement eu l'occasion de rencontrer un gars qu'une visite laisse indifférent à ce point. Il doit pourtant être très seul ici.
- Tu crois que ce sont des cadeaux de ses élèves, tous ces objets dans les chambres ?
- Probablement.
- Je voudrais jeter toutes ces peaux par la fenêtre, elles dégagent une de ces odeurs ! Tu n'as rien senti ? Certaines peaux sont vermoulues. Elles sont mal tannées !
- Si, je l'ai remarqué. Nous laisserons la fenêtre ouverte. Une moustiquaire métallique nous protège, tu as vu ? Nous ne risquons pas de nous faire dévorer par les moustiques.

Le ciel était éclairé par un quartier de lune. Nous nous étions assis sur les marches d'une véranda.

Isabelle était enchantée de cette soirée que nous passions à la bonne fortune. La graine du voyage que j'avais semée en elle avait germé et l'avait transformée. La lune argentait ses cheveux. J'étais heureux de sa présence. Je l'embrassai et elle se serra contre moi. Je me sentais envahi de bien-être.

- Tu m'aimes ? me demanda-t-elle pour la première fois.
Sa voix trahissait une crainte.
- Non, dit-elle, après tout, je n'aurais pas dû te poser cette question. Tu ne dois pas me répondre. Surtout si c'est pour me faire plaisir ! Tu ne dois pas me mentir, car c'est toi que tu tromperais.

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CHAPITRE 16

- Je t'aime, un peu plus qu'un peu, dis-je. Ne le lui avais-je pas déjà dit ?
- Oui, un peu plus qu'un peu ou peut-être, un peu moins que beaucoup.
- Que devrais-je faire pour que tu m'aimes vraiment ? me demanda-t-elle.
- C'est le grand secret de la vie, Isabelle ! Si je le savais... ce qui relie deux êtres ne dépend pas de ce qu'ils se disent, ni de ce qu'ils font l'un pour l'autre. Je voudrais t'aimer d'un amour fou, éperdument fou, mais... il y a ce mais ! Il y a ce qui nous sépare, ce à quoi je me heurte et qui ne me permet pas d'entrer dans ta vie en toute liberté. Il y a ce quelque chose qui me retient enfermé en moi-même, cet obstacle que j'aurais pu te cacher, mais qui n'aurait plus cessé de croître en moi au fil des jours. Mais toi, Isabelle, m'aimes-tu ? lui demandai-je.

- Je crois que je t'aime, Michel. Je n'ai cessé de t'observer pendant ces derniers jours. Je me suis dit que j'aurais aimé partager ta vie. Je te connais mal, je ne sais pas qui tu es vraiment. L'essence des êtres nous échappe toujours. Mais, après ce voyage, tu resteras dans ma vie le Michel de Ngoro-Ngoro et de Moroto, ce garçon sincère, en quête de vérité. Je voudrais, ce soir, te remercier de cette sincérité. Au fond, pourquoi m'as-tu laissé t'accompagner, Michel ?

- Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être parce que je me sentais très seul. Vraiment très seul. Dans ce voyage, comme dans la vie.

J'allumai une cigarette pour prendre le temps de réfléchir. Saurais-je un jour répondre à cette question ?

- Ton souvenir me suivra, continuai-je, il réapparaîtra entre deux calculs ou deux rapports. Il restera en moi, prisonnier du temps qui l'élargira. Il s'embellira avec les années. Je l'idéaliserai. Tu sais, l'amour le plus fort est celui qui ne se réalise que dans notre esprit. C'est dans l'impasse que nous en découvrons la richesse.

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CHAPITRE 16

La lune était montée très haut dans le ciel et les grillons chantaient. Isabelle voulut rejoindre notre chambre et dormir. La route l'avait fatiguée. Nous pénétrâmes chez notre hôte dans l'obscurité. Il devait dormir à présent. Isabelle se déshabilla et se glissa dans son sac de couchage.

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