Roman

KANAMAI

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CHAPITRE 17

Nous quittâmes Moroto le lendemain matin. La route était devenue difficile. Nous roulions lentement. Des enfants se précipitaient à notre rencontre. Ils nous réclamaient des "tamtams", friandises acidulées, que le plus souvent, sans nous arrêter, nous leur lancions par la fenêtre. Des sourires reconnaissants illuminaient leurs yeux. Parfois, je prenais une photo de ces petits agglutinés qui tendaient des mains à la portière de notre véhicule. J'avais un peu honte de fixer leur misère sur ma pellicule. Certains d'entre eux se cachaient dans les herbes, s'y accroupissant pour échapper à ces photos volées.

Après plusieurs heures, nous pénétrâmes dans le National Valley Kipedo Park. Les herbes étaient hautes. Nous étions en saison des pluies. Par endroits, de profondes ornières nous obligeaient à quitter la piste et à fouler les herbes détrempées. Nous passâmes au milieu de la piste d'atterrissage de Kipedo. Il n'y avait pas d'avion. Quelques gazelles aux bois courts s'évadèrent à notre approche.

A Kipedo, il n'y avait qu'une lodge luxueuse et quelques bâtisses militaires. Il nous fallait trouver un endroit pour loger. Nous demandâmes à visiter la prison. Mais elle était si peu confortable que la seule possibilité fut de louer un bungalow attenant à la lodge.

Le soir, après avoir mangé quelques vivres puisées dans nos provisions, nous bûmes un whisky sur la véranda. De la musique démodée nous parvenait en sourdine. Nos l'écoutions en regardant les antilopes, immobiles sur le gazon fraîchement tondu.

Quelques bêtes, très proches de nous, restaient immobiles, éblouies par les faisceaux lumineux qui jaillissaient de derrière les arbres.

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CHAPITRE 17

- Tout ce que tu m'as dit me tourmente, Michel. Je ne trouve plus de paix nulle part. Tu m'as rendue malheureuse, tu as trop parlé !
- Je sais, Isabelle. Mais j'ai appris à dire ce que je pense. Peut-être est-ce par facilité. J'ai l'horreur des situations ambiguës dont on ne parvient pas à se dépêtrer. Tu m'as posé des questions pour que je t'apporte des réponses. Je crois qu'il faut être capable d'affronter la vérité. Il faut dire la vérité, toute la vérité, même si elle fait mal. Aller jusqu'au fond de soi-même. Quand on ment, on ne parvient jamais à se sauver. Rien ne sert de s'enfui devant nos problèmes, ils finissent toujours par nous rattraper. Isabelle, j'aurais voulu t'aimer d'un amour fou - ne lui avais-je pas déjà dit cela cent fois ? - je t'aimerai peut-être d'un amour fou, qui sait. Quelque chose vit en moi quand tu es à mes côtés. Mes entrailles se nouent. As-tu décidé de m'affronter, ce soir ? L'amour se construit lentement. Il doit trouver sa voie en nous-mêmes comme, lorsqu'en voyage, nous nous frayons un chemin au travers des obstacles que nous rencontrons. On ne décide pas d'aimer, on se rend compte un jour que l'on aime.
- Je me sens si seule, Michel !

Des glycines en fleurs nous cachaient une partie des étoiles. Un boy vint nous demander si nous désirions prendre quelque chose. Isabelle voulait un thé. J'en commandai deux.

Le ciel était parsemé de scintillements minuscules. Je pouvais y discerner quelques constellations, dont je ne me rappelais plus les noms. Les fleurs qui grimpaient le long du mur, venaient se pendre au-dessus de nos têtes en s'agrippant à des câbles tendus. Chaque branche de feuillage se terminait par une gerbe de fleurs qui se balançaient mollement au hasard du vent.

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CHAPITRE 17

Il ne m'en fallait pas plus pour rêver, rêver au temps qui fuyait. Les silences d'Isabelle me pénétraient. Ses silences étaient plus éloquents que des mots. J'étais lâche. Je l'avais entraînée jusqu'ici, près de ces fleurs, et je n'avais rien à lui dire. J'avais fait le premier pas et...

Le boy nous apporta nos thés. Il était petit et sec, se faufilant entre les tables, pour arriver jusqu'à nous. Il déposa la théière et disposa les tasses, sans bruit. Nous bûmes à petites gorgées. Il me semblait que nous ne nous étions pas encore dit tout ce que nous avions à nous dire. Nous nous sondions mutuellement.

Le calme de la nuit s'infiltrait en moi. J'avais le sentiment d'être plus seul que jamais. Il me semblait qu'un nouveau méandre de ma vie venait de se créer. Je pensais à ce carrousel qui me ramènerait toujours, après de brefs instants de bonheur, au même point de départ. La vie n'allège nos peines que pour mieux nous faire prendre conscience de la précarité de notre bonheur.

Le boy vint nous verser une seconde tasse de thé. Je lui demandai deux couvertures, car il faisait plus frais. Il étais près d'onze heures. Isabelle fumait une cigarette mentholée en regardant le ciel. Elle avait ramené la couverture sur ses épaules et, de temps à autres, me jetait un coup d'oeil.

- Que ferons-nous demain ? me demanda-t-elle.
Mais qu'entendait-elle par demain ?
- Nous allons visiter le parc, puis nous irons vers Murchinson.
- Michel, tu as vu les éclairs là-bas, entre les montagnes ?
- Oui, nous allons peut-être avoir de l'orage cette nuit. Tu as peur de l'orage ?

 

 

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CHAPITRE 17

- Oh, tu sais, ce n'est pas que j'aie vraiment peur. Je suis seulement un peu inquiète. Je me souviens qu'un soir, mes parents étaient partis à une réception. Il y a eu un orage et je me suis réveillée en sursaut. Les volets de ma chambre battaient, le tonnerre grondait et les rideaux volaient, un peu comme dans un film. La pluie mouillait mon tapis. Quand je vois des éclairs, je pense à cette nuit. J'avais huit ou neuf ans, c'était à Omaha, un peu après que nous nous soyons installés dans notre nouvelle maison.

- Veux-tu que nous rentrions ?

- Oh non, je voudrais rester encore un peu avec toi. Nous n'aurons peut-être plus si souvent l'occasion de rester seuls ensemble. Tu n'as pas une histoire à me raconter ?

- Une histoire ?

- Raconte-moi ce que tu aurais voulu faire de ta vie si tu n'avais pas fait des études commerciales. Si tu pouvais tout recommencer, repartir de zéro.

- J'aurais aimé devenir explorateur ou géologue, ou physicien, peu importe. J'aurais voulu avoir cette capacité d'aimer la vie. Il me semble que les hommes sont trop vite satisfaits de ce qu'ils font, de ce qu'ils sont. Ils vivent pour travailler. Moi, j'aurais aimé faire un métier par vocation. Mais combien d'hommes ont-ils la chance d'avoir une vocation ? Ils sont l'exception.

Pour s'accomplir, chaque minute doit être vouée à la vie. Les hommes prennent les plus importantes options de leur existence dans l'ignorance la plus totale des possibilités qui leur sont offertes. Quand ils comprennent qu'ils font fausse route, il est trop tard. Ils sont déjà sur leur lancée. Ils ne peuvent plus revenir en arrière. Ils ne veulent plus revenir en arrière.

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CHAPITRE 17

Le mariage en est un bel exemple. A vingt ans, on s'aime follement. A trente, on se demande comment on a fait ce choix. Les êtres évoluent de manière très différente. Les liens qui les unissent se relâchent, s'usent puis disparaissent. L'évolution se poursuit, inexorablement. Deux bouchons que l'on lance dans une rivière finissent par rejoindre l'océan, mais ils ne franchissent pas nécessairement les obstacles de la même manière.

Le boy vint débarrasser notre table. Au loin, les lumières s'étaient éteintes. Une Land arriva à la lodge. Les portières claquèrent et des voix nous parvinrent, troublant le silence. Un soldat franchit le seuil de la porte, un fusil à la main. Une cartouchière défaite pendait à son épaule. Son chapeau à la "Baden-Powell", rejeté en arrière, lui donnait un air très sérieux. Il avait probablement fini son service et, avant de rentrer chez lui, buvait un whisky. Le chien de la lodge passa. Il lui asséna un coup de crosse dans les côtes. L'animal poussa un cri aigu et s'enfuit dans la nuit. Le soldat riait aux éclats. Il y eut quelques insultes échangées entre le boy et le soldat, puis le calme revint. La fatigue se faisait sentir. Nous avions fait une étape difficile sur une très mauvaise route et un mal au dos ne m'avait pas quitté.

- Si nous allions nous coucher, Isabelle ?
- O.K., dit-elle, j'allais justement te le demander.

Notre chambre était sévère, mais propre. Deux grands bassins blancs émaillés et deux cruches remplies d'eau avaient été déposées sur une table métallique, pour notre toilette du matin. Au-dessus de nos lits, pendaient de hautes moustiquaires d'un blanc fané. Elles étaient trouées en de nombreux endroits.
Je pris un essuie de toilette dans mon sac à dos. Dans sa boîte de plastique, mon savon était devenu gluant. Isabelle ôta son chemisier en me tournant le dos. Je me glissai derrière elle et l'embrassai dans le cou. Elle se retourna et me tint dans ses bras, la tête posée sur mon épaule, ses cheveux défaits pendant dans mon dos. Son parfum, légèrement altéré par la transpiration de la journée, me livrait sauvagement son corps ambré.

Il n'y eut plus d'avant, plus d'après. Rien que des caresses et des baisers perdus. Des baisers auxquels je m'accrochais en fermant les yeux. Puis il y eut ce besoin d'aller un peu plus loin; un peu plus loin que je ne le souhaitais.

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CHAPITRE 17

- Isabelle, lui murmurai-je.
- Qu'y a-t'il, Michel ? me répondit-elle.
- Rien, Isabelle, rien.

Et puis, il y eut ce ballottement; celui que la barque suit pour épouser les ondes des vagues. Ce ballottement de nos corps, ces frémissements, cette fureur, entrecoupés de moments d'attente, pour nous permettre de sombrer plus profondément encore dans l'ivresse. Il y eut aussi ce long éclair silencieux qui émergea du plus profond de nous-mêmes et qui nous inonda de sa lumière sourde, jaillissante, apaisante. Il y eut une plainte et un cri venant du fond des âges.

Ensuite, il n'y eut plus qu'un silence pesant sur nos corps allongés. Les quelques phrases qui suivirent, tressées de mots fanés, animèrent la tristesse qui s'éveillait en nous.

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