Roman

KANAMAI

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CHAPITRE 5

A l'Est, la nuit s'était installée. Les premières étoiles signaient un firmament sans relief.

A l'Ouest, un soleil orange restait suspendu dans un ciel déjà obscurci. Un soleil qui ne luttait plus mais se laissait emporter imperceptiblement vers la ligne très sombre que traçait l'horizon.

L'avion dut modifier son cap, car tout bascula lentement, se stabilisa dans sa position oblique, puis revint progressivement à son horizontalité initiale. Le soleil s'était déplacé vers l'arrière. Il fallait maintenant écraser son nez contre le hublot pour apercevoir le halo orange qui le ceinturait. Bientôt, il disparaîtrait complètement.

Isabelle se pencha encore une fois pour le contempler. Elle resta quelques instants très près de moi, sans parler, puis me dit :

- C'est drôle, il est aplati. On dirait qu'il a été coincé dans un étau. Je n'ai jamais vu un soleil d'une telle couleur !

- Tu auras l'occasion de voir de beaux couchers de soleil au Kenya, prends patience.

Un parfum très discret et d'une douceur exquise m'enveloppait. Ce devait être Eau de Calandre de Pacco Rabane.

Isabelle me regardait. Son visage ovale, les lignes très fines de son cou, ses prunelles noires et ses mains effilées me troublaient. Si vraiment elle me demandait une nouvelle fois de m'accompagner, allais-je avoir le courage de refuser ?

- Je ne sais pas. Jusqu'à preuve du contraire, oui.

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CHAPITRE 5


N'étais-je pas déjà prêt à abandonner une partie de mes plans pour lui plaire ? Je devais laisser le temps faire son oeuvre. Il est plus fort que nous. A quoi bon échafauder des projets sur lesquels on n'a aucune prise ? Demain matin, il serait encore temps de décider. On ne partage pas un voyage comme on partage un repas. Le voyage doit se boire jusqu'à la lie.
Elle devait prendre la décision seule; la mienne était déjà prise. Ses paroles ne m'importaient plus :

- Isabelle, dis-je gauchement, je te trouve très belle !
- Vraiment ?
- Tu parais surprise ! D'autres doivent te l'avoir déjà dit avant moi ?
- Oui, parfois. Souvent même. Cela me met mal à l'aise

car ces simples mots en annoncent souvent d'autres. Tu sais, il ne faut jamais aimer une femme pour sa beauté... De toutes les illusions de l'existence, c'est la plus grande, crois-moi ! J'ai perdu beaucoup d'amis parce qu'ils m'ont un jour dit cela. Puis ils ont voulu aller plus loin alors que je n'en avais pas envie.
- Quand je t'ai vue dans le train, tu lisais une revue. Je t'ai longtemps regardée.
- Je sais, avec insistance même ! Tous les hommes sont pareils; heureusement, nous savons baisser les yeux. Faire semblant de ne pas voir !
- Tu faisais vraiment semblant de ne pas voir ?
- Oui, bien sûr.

Isabelle prit une couverture. Je l'aidai à la passer autour de ses épaules.

- Il ne fait pas chaud et je suis fatiguée, je voudrais dormir un peu. Cela ne t'ennuie pas ? Ne voudrais-tu pas couper l'air froid qui souffle dans ma direction ? Je suis gelée.

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CHAPITRE 5

Je me levai et tournai la bouche d'arrivée d'air frais qui pivota sur elle-même. Le chuintement cessa.

Dans quelques heures, nous serions à Nairobi. J'avais l'intention de chercher un hôtel dans le quartier hindou. Ce devait être la partie la moins chère de la ville. Le lendemain, je comptais me promener dans le centre, reconnaître les lieux et aussi changer, au marché noir de préférence, une partie de mes dollars.

Je demandai un café. Isabelle dormait. Elle ne se réveilla pas. Je sirotais le liquide brûlant par petites gorgées. Je sentais sa chaleur mordante à travers les fines parois de la tasse de plastique.

Des passagers remontaient l'allée centrale pour se dérouiller les jambes. Le mouchoir d'une Allemande tomba à ma hauteur. Elle se pencha et le ramassa. Ses cheveux blonds glissèrent en éventail sur ses épaules. Son chemisier de soie jaune, chamarré et très cintré, découvrit le creux de ses seins.

La voisine d'Isabelle, une femme très âgée, remplissait une grille de mots croisés. Malgré le tremblement de sa main, elle allait à une vitesse prodigieuse. Ayant résolu son premier problème, elle s'attaqua, avec la même agilité, aux grilles d'un autre illustré.

Le temps finit toujours par rompre l'équilibre de l'intelligence. Il finit toujours par reprendre ce qui a été conquis par un labeur acharné. Vieillir, c'est devenir esclave d'un corps et d'un esprit. C'est être poussé dans le gouffre profond de la solitude. Nous finirons tous par là.

Je pense qu'il est préférable de disparaître quand on est encore assez jeune, juste après avoir dominé vraiment la vie, au moment où nous nous engageons sur la pente glissante qui nous mène, sans l'espoir d'aucun retour, de l'âge mûr à la vieillesse, de la vieillesse à la mort.

 

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CHAPITRE 5

Ma fatigue conduisait mes pensées au-delà des concepts qui m'avaient été enseignés. En fait, la vie n'acquiert de la valeur qu'en vieillissant, comme le fruit n'acquiert de la saveur qu'en mûrissant. Les fruits qui vont tomber sont les meilleurs.

Pour la première fois, je pensai vraiment que j'étais en vacances. Plus de téléphone, de télex, de téléfax. Fini, les travaux urgents. Parti sans laisser d'adresse, j'étais certain que je ne serais pas rappelé à Bruxelles, comme cela arrivait parfois à mes collègues. "de Montlerry part chez les Massaïs" : pas mal de gens avaient souri.

Quand je parlais de mes voyages à mes collègues, je leur disais parfois : si vous voulez, vous pouvez venir avec moi l'année prochaine...

Ils me répondaient alors des "bien sûr", des "oui, oui" ou des "on en reparlera plus tard, le moment n'est pas encore venu". Je ne pensais jamais un seul instant qu'on en reparlerait plus tard. Et eux pensaient à leurs hôtels, à leurs voyages organisés.

Oui, évidemment, c'est intéressant les voyages. Mais le Midi est bien plus reposant. On peut se mettre à l'aise, enlever ce qui cache trop ce corps, ôter ses lunettes solaires et cligner des yeux, ô délice ! afin d'avoir un visage sans marque. Les vacances seront jugées, vous serez jugés, en fonction du hâle dont vous serez affublé.

Des lambeaux de brume claire traversaient le ciel. Nous volions de plus en plus bas. Nairobi était annoncé. Les passagers rangeaient leurs effets personnels.

"Fasten Seat Belt - No smoking"

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CHAPITRE 5

Je réveillai Isabelle et l'aidai à dégager la boucle de sa ceinture qui restait coincée entre les deux sièges.

Vibrations, légers frémissements de l'avion, apparition de lumières scintillantes, gouttelettes glissant sur les hublots, volets de freinage s'abaissant. Ce sont les dernières images que j'allais garder de ce vol.

Isabelle fouillait dans son sac à la recherche de je ne sais quoi. L'avion survola la piste. Deux lignes de lumière, presque parallèles délimitaient, sur le sol luisant, l'endroit où nous allions nous poser. Boucle serrée, perte d'altitude. Les ailes, tendues dans un effort surhumain, freinaient notre descente.

Une pluie fine tombait, glissait sur les vitres.

- En Inde, c'est la mousson; ici, c'est la saison des pluies, Isabelle.

- J'espère que nous aurons quand même du soleil ?

- En Afrique, l'orage est sournois, mais passager. La pluie ravine le sol; le sol boit l'eau rapidement et le soleil parvient à sécher la terre en quelques heures. Je me souviens, alors que j'étais enfant, avoir été surpris par une de ces averses.
J'ai dû m'abriter sous un porche pour attendre la fin de l'orage. (Je lui racontais une histoire pour la distraire de l'atterrissage).
Je m'en souviens pour y avoir rencontré un "ennemi". Lorsque nous étions écoliers, nous formions des bandes et nous nous querellions au lance-pierres que nous fabriquions au moyen de vieilles chambres à air. Nous construisions des cabanes dans les arbres, dressions des mâts et hissions des drapeaux. Nous faisions aussi l'école buissonnière de temps à autres.

- Vous vous êtes battus ce jour-là ?

- Non, nous nous sommes tendus la main, réconciliés. C'est dans le ciel tragique et les éclairs, le tonnerre et la foudre que naquit notre amitié.

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CHAPITRE 5

- Et vous êtes restés amis ?

- Au Congo, oui, mais après mon départ, je n'ai plus eu de ses nouvelles. Je l'ai rencontré une fois à Bruxelles, par hasard dans un tram.
L'avion se cabra légèrement, puis toucha le sol. Les lumières s'éteignirent quelques secondes. Notre vol se termina par un long applaudissement des passagers.

- Michel, tu me raconteras encore tes histoires d'enfant ?

- Nous sommes arrivés, Isabelle. Notre rencontre entre dans le domaine des souvenirs. Nous devons poursuivre notre voyage. Nous devons vivre nos vies qui, je le crains, se séparent ici.
Tu ne dois pas être triste. Rien ne vaut la peine d'une larme, ni d'un tourment. Je te disais que les instants donnent et reprennent. Nous allons vivre un instant qui reprend, qui arrache, qui sépare, mais qu'importe, d'autres instants te rendront ce que tu perdras ce soir. Du passé, il faut savoir conserver la flamme, non la cendre. Je sais qu'il y aura des jours où je penserai à toi, je sais qu'il y aura des rêves que tu traverseras...

- Arrête. Je veux me séparer de toi sans larmes. Lève-toi, nous devons quitter l'avion, les gens descendent.

Il faisait frais, le fond de l'air était même froid. Une pluie fine tombait. Les gouttelettes rebondissaient sur la passerelle de l'East African Airways. Les marches étaient reliées les unes aux autres par un voile d'eau, drapant cet escalier d'un tapis transparent.

Nous avions rejoint le bus. Nous étions l'un contre l'autre. Ses cheveux, mouillés, pendaient tristement entremêlés. Nous nous tenions à une des poignées mobiles suspendues au plafond. Elle ne donnaient pas une bonne prise.

Nous nous regardions. Je sentais battre son coeur dans sa poitrine, un peu plus fort.

- Michel, je voudrais que tu me fasses une promesse !

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CHAPITRE 5

- Dis toujours, laquelle ?

- Je crois qu'on m'attend ici : un délégué de l'agence de voyage. Promets-moi de me téléphoner demain, dans l'après-midi.

- Oui, si tu me le demandes, je veux bien, mais à quoi cela servira-t-il ?

- Si, tu dois me le promettre. Même si cela ne sert à rien. Demain, à une heure, j'attendrai ton coup de fil.

Je suis au New Stanley Hotel. Stanley, tu retiendras ? Tu me téléphoneras ?

Il était près de minuit. J'étais fatigué. Je répondis oui. Son visage retrouva le sourire. Je compris que je m'étais engagé. Il me restait à exécuter cette promesse.

- New Stanley Hotel, une heure, demain, répétai-je tout bas, dans le creux de son oreille.

 

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