Roman

KANAMAI

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CHAPITRE 6

En une heure, toutes les formalités de douane et d'immigration furent accomplies. Je me retrouvai dans un hall défraîchi, les deux bretelles de mon sac à dos passées à une épaule. D'une main, je tenais mon appareil photographique, de l'autre un K-way.

Des groupes de tailles différentes s'étaient constitués. Ils glissaient, fatigués, les uns après les autres, vers l'extérieur. Ils emportaient avec eux des bagages de toutes dimensions et de toutes couleurs. Une dizaine de cars panoramiques zèbrés attendaient leurs touristes, pour des safaris organisés. Isabelle, emportée par un de ces groupes, me fit un dernier signe de la main. Je me souvins de Francfort, du taxi...

Je regardai à gauche et à droite, en quête de voyageurs solitaires éventuels. C'était pour moi un moment dur, qu'il fallait vaincre.
Un de ces moments où l'on se sent très seul, perdu. Un de ces moments où l'on se demande : "Grand Dieu que suis-je venu faire dans cette galère ?". Mais j'avais pris mon élan, je devais franchir l'obstacle. On avait beau être le bienvenu à Nairobi, "Nairobi Welcomes You", il fallait agir, non rester là, les bras ballants, au centre de ce hall.

Ce soir, je n'avais pas envie de marchander le prix de mon taxi, pas envie de rire non plus. Je sentais un poids peser sur mes épaules. Je voulais rencontrer ce peuple Keynian, mais à quoi bon, après tout ! Cela avait-il un sens ?

Le doute m'envahissait.

Pourquoi devais-je partager la vie de l'habitant ? Isabelle n'avait-elle pas raison de préférer "voyager" en gardant ses distances ? J'allais manger du manioc et des bananes, prendre des bus locaux, voire faire du stop le long des chemins, comme les paumés ou les hippies des années soixante. Pourquoi voulais-je faire de ce voyage une ballade de romanichel, une quête en solitaire ?

 

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CHAPITRE 6

Nous ne sommes qu'un maillon d'une vaste chaîne, dont nous n'appréhendons ni le début, ni la fin. Nous sommes des cellules qui ne peuvent subsister sans l'aide des autres. Nous devons tous nous créer un rôle valable et y rester fidèles. Rester fidèle à un rôle qui participe au développement de l'humanité, n'est-ce pas là le plus grand support de l'existence ?
J'en avais rencontré sur les chemins de Kathmandu, de vrais hippies, près de Patna. J'avais trouvé leurs opinions trop simples pour être acceptables. Rejeter tout en bloc, la société de consommation, se replier sur soi-même, n'est pas une solution. Ils vivaient pour la liberté ! Mais ils avaient sous les yeux la preuve que dans les pays pauvres la liberté n'est pas toujours plus enivrante !

La liberté sans riz n'est pas vraiment la liberté.

Peut-être ces hippies étaient-ils courageux, j'en conviens ! Tout quitter n'est pas chose facile. Vivre d'espérance, c'est laisser la chaumière et partir vers cette ligne que l'horizon trace. Ligne du ciel posée sur une eau calme et qu'un voilier meurtrit, ligne du ciel posée sur un sable infini et qu'un nuage taquine...

- Hello, are you fine ?

Ce "are you fine" prononcé en roulant exagérément les "r" me sembla connu. On me frappa sur l'épaule. Je me retournai et vis le Berlinois et sa femme. Ils étaient très grands et très minces. Leur blue jeans étriqués disparaissaient dans des bottes. Ils portaient tous deux des vestes matelassées de nylon rouge, fermées au ras du cou. Ils déposèrent leurs sacs à dos, recouverts de peau d'antilope fauve, sur un fauteuil gémissant.

- Je suis votre débiteur, dit le Berlinois.

Je ne savais pas s'il allait me rendre la boîte d'allumettes que je lui avais donnée dans l'avion ou s'il allait prononcer un discours sur les droits des peuples à disposer d'eux-mêmes.

 

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- Je vous offre un thé en échange des allumettes. Vous ne faites pas une mauvaise affaire, dit-il. Ensuite nous verrons; il doit bien y avoir un taxi, dehors. C'est cela que vous cherchez, n'est-ce pas ? Nous partagerons les frais comme il se doit.
C'étaient des propos concrets, comme je les aime.

- Venez, il y a un bar un peu plus loin. Il n'y en a qu'un. On n'a pas l'embarras du choix. Au fait, comment vous appelez-vous ?
- Michel. Et vous ?
- Jochen et ma femme, Sybille.

Elle était belle. Des cheveux blonds et raides encadraient un visage fin. Elle avait de grands yeux gris bleu, très clairs.
Décidément, j'avais de la chance. Le charme m'entourait. Etait-ce un bon présage ?

On nous avait servi un thé noyé de lait, très sucré.

- Demain, nous restons à Nairobi. Nous irons ensuite en Tanzanie, à Arusha. De là, nous visiterons le cratère de Ngorongoro, me dit Jochen. Et vous, où allez-vous ?

- Je ne sais pas encore, je déciderai demain.

- Ah, je vois. Vous êtes seul ?

- Oui, je crois. Mais peut-être que...

 

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- A-t-on idée de voyager seul, dit-il, sans me laisser le temps d'achever ma phrase. Combien de semaines resterez-vous en Afrique ?

- Juste quatre semaines.

- Nous rentrerons donc ensemble. Savez-vous où loger ?

- Non, mais j'avais l'intention de trouver un petit hôtel dans le quartier hindou.

- L'idée n'est pas mauvaise.

- Peut-être, mais cela vaut-il encore la peine de dormir ?

- Ma femme est fatiguée, dit Jochen.

- O.K. nous allons prendre un taxi. Vous venez ?

- Minute, Michel, es-tu pressé ?

Je sentais que le "vous" s'était déjà transformé en "tu". Je ne pouvais que l'imaginer, dans cet anglais qui ne différencie pas le "vous" du "tu", mais le "you" était devenu si amical que je n'aurais pu me tromper.

- Non, je ne suis pas pressé. J'ai quatre semaines à gaspiller, dis-je.

- Le temps qui passe n'est jamais gaspillé, me répondit Jochen, même si l'on n'en fait rien.

Sybille s'était allongée sur une banquette recouverte d'un cuir craquelé et s'y était endormie.

Il n'y avait plus personne dans le hall. Deux chauffeurs de taxi discutaient à l'extérieur en jetant de brefs regards vers nous. Ils viendraient sûrement à notre rencontre dès que nous sortirions.

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- Oui, dis-je, c'est vrai. En vacances, il faut faire sien le rythme des instants qui naissent.

- Je suis de ton avis. Prends-tu un autre thé ? Il est délicieux, n'est-ce pas ?

- Oui, volontiers.
Sybille avait gardé, dans son sommeil, une main refermée sur la bretelle de son sac à dos. Mais c'était une main sans vie qui ne verrouillait rien.

Le barman rangeait des tasses dans une armoire. Il prit les quelques sandwiches qui traînaient sur le comptoir et les plaça dans le frigo. Il referma la porte en la repoussant de son pied nu. De larges traces d'orteils y restèrent marquées. Le moteur du frigo s'enclencha. Un camion passa dans la rue.

L'horloge indiquait deux heures quarante-six. Cela ne correspondait pas avec l'heure que marquait ma montre. Je l'enlevai et fis tourner la grande aiguille deux fois sur elle-même.

Nous étions fatigués. Le thé nous avait distraits de cette fatigue, mais le sommeil revenait à la charge.

- Jochen, si nous y allions, ta femme dort déjà.
A ces mots, Sybille émergea de son sommeil, elle s'étira un moment avant de se lever. Nous nous dirigeâmes vers la sortie. Comme prévu, les taximen s'approchèrent.

Alors tout se déroula très vite. Une Land Rover s'arrêta à notre hauteur. Une portière s'ouvrit et un noir aux dents très blanches, au nez épaté, nous demanda si nous voulions un lift.

Nous montâmes dans la Land par l'arrière. Nous étions assis sur nos talons, entre des tas de cordes humides qui sentaient le terreau. Le chauffeur nous demanda d'où nous venions et où nous allions.

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Il conduisait en se retournant souvent vers nous. La route que nous suivions ne semblait pas beaucoup l'inquiéter. Nous filions à vive allure, frôlant des obstacles presque invisibles. Des outils cliquetaient sous nos pieds.

Aux relents de corde mouillée et de terre se mêlait une odeur âcre de graisse. Elle se dégageait des clefs à molette, des marteaux et des pinces qui lançaient des éclairs huileux à hauteur des lumières bordant la route.

Il faisait frais. Je n'avais sur moi qu'un T-shirt orange et une veste de toile. La fraîcheur de la nuit sauvage me pénétrait.

Je me sentais très seul, comme rejeté sur une île déserte. Je pensais à Isabelle endormie dans un grand lit douillet, à ses énormes valises rouges, à son sourire, à ce qu'elle avait d'espiègle, d'indomptable, et à ce qu'elle allait encore me dire. Elle restait présente dans mon esprit, comme certains de ces parfums qui flottent longtemps encore après le passage de celles qui les portent. Je trouvais le monde cruel et le bonheur aussi fragile que l'équilibre du jour.

Des vers que j'avais étudiés il y a bien longtemps émergeaient de ma mémoire :

" Je pense à toi, je suis maudit
Mon coeur se tord, meurt dans sa
peine
Et je t'entends dans l'infini
Rire et chanter dans ton domaine. "

 

*****

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