Roman

KANAMAI

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CHAPITRE 7

Il régnait dans la chambre une pénombre dérobant le pourtour des objets qui la meublaient.

Nous étions cinq à dormir dans la pièce qui nous avait été désignée. Il y flottait une odeur de balatum et de parfums brûlés. L'aube naissante donnait à ce dortoir de fortune un aspect énigmatique. Le chant d'un muezzin nous parvenait.

Nous avions bloqué la porte de notre chambre au moyen d'une chaise. Jochen en avait glissé le dossier massif sous la clenche branlante et logé ses pieds dans une des nombreuses aspérités du sol.

Je sentais la couverture rugueuse m'envelopper. Une odeur de sueur se dégageait du matelas.

J'avais jeté l'oreiller trop sale par terre et observais la chambre endormie. Seules les respirations rauques et l'appel à la prière du muezzin rythmaient le silence.

A vrai dire, je ne savais pas trop où nous étions. Nous avions été déposés dans une rue sombre. Un gardien à moitié endormi nous avait menés par des corridors étroits et des escaliers en colimaçon, mal éclairés, à la pièce mansardée que nous occupions.

Jochen et Sybille dormaient. J'essayai d'en faire autant, sans y parvenir.

Sur des lits superposés, juste en face de moi, deux barbus étaient enfouis dans leur sac de couchage. Ils gisaient dans un sommeil abandonné.

L'un deux expirait bruyamment. Chacun de ses mouvements de contraction était suivi d'un léger râle, vibrant, qui aurait pu annoncer un réveil en sursaut. Une paire de lunettes cerclées d'acier, à branches flexibles, traînait au pied du lit. Elle reposait sur les verres, à côté d'un caleçon défraîchi et de deux jeans élimés.

 

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CHAPITRE 7

Mes souvenirs d'enfance se mêlaient dans mon esprit en une farandole fantastique, troublant le sommeil dans lequel je voulais m'enfoncer. Des mots de swahili se mélangeaient à des visages bantous.

Une envie de dormir lancinante et des chutes vertigineuses m'entraînaient, de brefs instants, dans des rêves qui ne trouvaient pas leur forme.

J'aurais voulu sombrer dans le repos bienfaisant, sentir la chaleur d'une présence. Mais l'absence d'Isabelle m'empêchait de dormir. Rien ne trouvait plus sa place. J'étais sur un carrousel qui me ramenait toujours au même endroit. Point de départ et d'arrivée où l'espérance peut naître, émerger ou disparaître.

Cet instant où je l'avais sentie contre mon corps, dans le bus, les cheveux défaits et mouillés, continuait à vivre en moi. J'aurais du prendre son visage entre mes mains et lui dire. Mais lui dire quoi, au fait ? Le rêve et le désir se confondaient en moi pour ne plus former qu'une seule flamme me dévorant.

Pouvais-je continuer à rêver d'Isabelle ou fallait-il l'oublier ? Quelle action a-t-on sur un passé que l'on n'a pas voulu maîtriser ! Je me sentais désespérément seul.

Le silence s'infiltrait en moi, encerclait mes souvenirs, les regroupait, et puis je m'en évadais en m'enfonçant dans un demi-sommeil agité. Des images revenaient à l'assaut, formant des phrases comme les thèmes d'une symphonie. "L'essentiel dans la vie, c'est d'être attendu quelque part." "L'homme est le fils de l'obstacle." J'étais là, dans la lumière du matin qui se levait, paisiblement. Où étais-je attendu ?

"Je t'ai souvent cherchée quand j'étais dans l'impasse; je ne te trouvais pas, pourtant je t'espérais."

Je regardais par moments Sybille, guettant son réveil.

"J'aime les nuages qui passent là-bas... là-bas, les merveilleux nuages." La forme d'un de ces nuages me fascina.

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CHAPITRE 7

Finalement, je tombai dans le sommeil, comme dans un puis profond. Je rêvais que j'étais condamné pour faute grave. L'avocat de l'accusation me montrait du doigt à une assemblée en fureur. Les jurés se penchaient les uns vers les autres pour se concerter. Ils devaient décider, non pas de ma vie, mais de ma liberté. Et la liberté m'importait plus que la vie.
L'idée de perdre la vie en une fois ne me faisait pas peur, autre chose était de la perdre goutte à goutte, petit à petit.

Le juge agitait les bras. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son visage. Ses vastes manches battaient l'air, comme les ailes d'une chauve-souris. Je pensais à des lucarnes grillagées par lesquelles je verrais se coucher et se lever des milliers de gigantesques soleils dorés.

Puis le verdict tomba, sec, coupant comme le tranchant d'une guillotine. Je cherchais toujours à savoir de quoi j'étais accusé : j'étais inocent. Des lueurs de flash m'éblouissaient. Les journalistes notaient scrupuleusement ce qui se disait sur de volumineux bloc-notes. Des reporters me tendaient leurs micros en me posant des questions insolites.

Alors, il y eut un cri déchirant, suivi de sanglots. Je vis deux hommes vêtus d'uniformes sombres qui entraînaient hors de la salle une jeune fille aux cheveux noirs. Sa silhouette ressemblait à celle d'Isabelle. Elle ne se retourna pas.

L'émotion me paralysait. Des frissons m'agitaient. Je devrais purger une peine pour renaître dans une société nouvelle. Des gens chuchotaient. Des bancs grinçaient. La salle se vidait. Chaque fois que la porte s'ouvrait, j'entendais au loin, le bruit d'un marteau-piqueur attaquant le béton.

Je levai les yeux et regardai le mur blanc, juste en face de moi. Une croix brune s'y détachait, recouverte d'un corps jaune couleur de miel.
Jochen se pencha sur moi. Ses cheveux noirs, ébouriffés, formaient une couronne sur sa tête.

- Tu as bien dormi ? me demanda-t-il, d'une voix rauque et pâteuse.
- J'ai rêvé qu'on me mettait en prison !
- Tu as peut-être commis un acte que ta conscience te reproche ?
- Qui sait ?

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CHAPITRE 7

- Que faisons-nous aujourd'hui ?
- Je ne sais pas,... moi, j'ai un coup de fil à donner.

Jochen s'était assis sur le coin de mon lit. Ses yeux étaient encore emplis de sommeil.

- Tu ne vas quand même pas rester au téléphone toute la journée ? me dit-il d'un air très sérieux.
- Sûrement pas. Je voudrais voir la ville. On pourrait s'informer des heures auxquelles partent les bus pour Arusha. C'est bien là que vous allez, n'est-ce pas ?
- Tu viens vraiment avec nous en Tanzanie ? me demanda Jochen, surpris.
- Oui, pourquoi pas ? A moins que cela ne te dérange ? Je voulais commencer mon voyage par le Nord, mais le Sud est tout aussi bien, après tout. Je reviendrai à Nairobi par le Nord. Je pourrais vous suivre jusqu'au Ngoro-Ngoro, puis continuer vers Dar-es-Salam.
J'ai le cafard : vous êtes deux et je suis seul. Plus on est de fous, plus on s'amuse. J'ai toujours pensé que voyager à trois ou à quatre était un bon nombre. Evidemment, il faut trouver un terrain d'entente. On le trouvera, j'en suis certain.
- Viens, dit-il, lève-toi, lazy boy, on va chercher un endroit où déjeuner.
- Et ta femme, elle ne vient pas avec nous ?
- Nous allons en éclaireurs. Les deux barbus veilleront sur elle, dit-il tout bas, en regardant dans leur direction. Il me fit un clin d'oeil.
Nous allons sortir d'ici et nous diriger vers la droite. Il m'a semblé, hier soir, apercevoir un bar. Je vais laisser un mot à Sybille. Elle nous rejoindra plus tard, si elle en a envie.

J'enfilai mon pantalon et vérifiai la pochette renfermant argent, passeport et billet d'avion. Il pendait toujours bien à mon cou. Ce geste était un réflexe que je répétais plusieurs fois par jour en voyage. Je mis mon pantalon, laçai mes baskets.

Nous trouvâmes un petit lavabo en tôle émaillée près de l'escalier. Je fis couler un peu d'eau. Le lavabo se balança, tel un métronome, sur son tuyau d'évacuation. Je retenais l'eau transparente et fraîche dans le creux de mes mains et la projetais sur mon visage.

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CHAPITRE 7

Mes ablutions terminées, j'essuyai mes mains aux revers de ma veste. Si mon directeur me voyait, en croirait-il ses yeux ?

Ces gestes dissonants exprimaient une liberté totale, que je ne pouvais trouver dans ma vie quotidienne. Je faisais éclater les carcans et je me sentais vivre. Adieu chemises venant de chez le blanchisseur, cravates de soie, costumes de bonne coupe, chaussures de cuir souple,... tout cela faisait partie de cet autre mode d'existence qui me martyrisait onze douzièmes de l'année et que je voulais, ici, à tout prix, oublier.
Quand je rentrerais à Bruxelles, je retrouverais mes vêtements rangés. En ouvrant la porte du placard, je sentirais l'odeur du linge frais se mêlant au parfum de lavande.

Je retournais, en pensée, à des milliers de kilomètres. L'homme veut toujours être ailleurs. Il veut déployer son existence en dehors des limites spatiales et temporelles qui lui sont offertes. Nous ne consacrons jamais assez à ce présent qui nous voit naître, vivre et mourir. Le bonheur ne se trouve pas ailleurs que dans le moment qui passe. Le savoir est une chose, et le vivre en est une autre.

- Tu rêves, Michel ? Tu dois être un grand distrait.

- Oui, répondis-je en m'asseyant sur une marche de l'escalier, c'est vrai. Je pense à l'éternel que nous allons chercher très loin, à l'autre bout du monde. Il y a des gens qui se contentent de leur imagination. Nous, nous partons vraiment. Rien ne nous semble impossible. Serons-nous plus heureux pour cela ?

- Peut-être, me répondit Jochen, tandis qu'il essayait d'enfiler une de ses hautes bottes. Peut-être, car nous découvrirons, par expérience, que l'éternel n'existe pas. Nous pourrons...

Son pied glissa dans la botte d'un seul coup, et ses doigts lâchèrent prise. Il se redressa et frappa son talon sur le sol, deux ou trois fois, très fort, afin que son pied y prenne place confortablement.

... nous dire que nous avons cherché cet éternel dans les réalités des pays que nous avons traversés.

 

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- Oui, c'est vrai, Jochen. Je crois qu'il faut aller conquérir les idées nouvelles aussi loin qu'on est capable d'aller les chercher. Il n'y a pas de grand miracle. Le bonheur, on le construit grâce à la mobilité de son esprit. Les mêmes objets tiennent à chacun d'entre nous des langages différents. Et ce qui anime ce dialogue permanent que nous entretenons avec notre environnement n'est rien d'autre que notre propre virtuosité, l'étendue et la richesse de nos connaissances, de notre expérience.
- Ca y est, Michel, nous pouvons y aller. De grâce, pas de grandes phrases de grand matin, le ventre creux. J'espère qu'on pourra trouver des toasts dans ce coin perdu. Sais-tu ce que les indigènes prennent au petit déjeuner ?
- Non, je ne sais vraiment pas. Je dirais des bananes le matin, des bananes le midi et des bananes le soir... mais cela ne doit pas être tout à fait vrai ! Et puis on est en plein quartier hindou, on doit sûrement trouver ici de très bons plats indiens comme... du mouton au curry, par exemple !
- Du mouton au curry au petit déjeuner ?

Nous avancions dans une petite rue. Des lambeaux de nuages progressaient dans le ciel. Il faisait encore frais. Au fait, quelle heure était-il ? Je consultai ma montre : huit heures. Déjà !

Des indiens basanés se mêlaient aux noirs dont les peaux allaient de l'ébène au café au lait. Je crois que j'aurais difficilement pu deviner être en Afrique si j'étais tombé ici par hasard. Ce qui m'entourait était hétéroclite; la même absence de style que j'avais déjà observée partout entre les tropiques.
Les magasins étaient collés les uns aux autres. On pouvait y accéder en montant deux ou trois marches mal cimentées entre lesquelles poussaient parfois quelques brins d'herbe.

Sur les façades des factoreries s'inscrivaient des noms aux consonances étranges tandis que, dans la rue, le swahili se mêlait à l'anglais et à l'hindi. A chaque devanture, de lourdes grilles étaient prêtes à être refermées sur des marchandises peu nombreuses, de mauvaise qualité et toujours mal exposées. Des bicyclettes étaient jetées contre les piliers des vérandas.

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CHAPITRE 7

Nous dépassâmes un petit café puis, les bâtiments commerciaux s'arrêtant brusquement, nous fîmes demi-tour.

J'entrai le premier dans le café. Les longs rubans de plastique multicolores qui barraient l'entrée s'écartèrent en bruissant. Il ne restait plus de table libre, mais quelques chaises inoccupées, disséminées çà et là.

Nous nous installâmes à la table d'un vieux métis. Il se courbait vers sa tasse chaque fois qu'il buvait, pour raccourcir le trajet de sa main tremblante, épargner l'effort de ses doigts crispés.

Un serveur aux vêtements raides apporta nos omelettes au curry, du café brûlant et des toasts beurrés. C'était Byzance ! Nous déjeunâmes sans échanger de parole, en observant cette scène matinale. Beaucoup de chaleur humaine animait les groupes réunis autour des tables. Tel Orphée traversant le miroir pour entrer dans son monde fantasmagorique, nous avions franchi le seuil de ce café, en nous frayant un passage au travers du rideau de serpentins. Par ce geste anodin nous avions, en quelque sorte, violé l'intimité de ces gens. Nous nous étions infiltrés dans leur monde et les avions perturbés.

J'avais le sentiment que nous étions dévisagés, que ces gens parlaient de nous, qu'ils auraient voulu nous poser des questions.

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