Voyager, c'est se frayer
une voie parmi des hommes. Le sillage laissé derrière
soi peut être profond ou superficiel, il est toujours
le reflet des qualités d'homme que l'on a acquises.
On sème chez les uns la bonté que l'on détient
des autres.
J'avais étendu mon sac de couchage au bord de la route.
Isabelle contemplait sa mine défaite dans son miroir.
Sybille lisait "Mourir à Venise" de Thomas
Mann. Jochen tentait d'ôter ses bottes. Notre bus était
incliné vers l'avant, mais à chaque tour de
manivelle, manoeuvrée par quelques honorables clients
de la Transfer Traffic Cy, il se redressait de quelques centimètres.
Le pneu éventré touchait toujours le sol. Quand
il se souleva, le châssis laissa échapper un
craquement sinistre.
Nous étions étendus. Une odeur d'herbe et de
terre chaude, maternelle, nous enivrait.
De-ci, de-là, des groupes s'étaient constitués.
Quelques noires déballaient le repas familial. De petits
bassins émaillés émergèrent de
draps chamarrés, noués aux quatre coins. Ils
contenaient du riz couleur de nacre et des viandes baignant
dans des sauces au curry.
Quel effort devais-je faire pour me rappeler ces repas partagés
dans les villages de l'Orissa, l'année dernière
?
En l'espace d'un an, tant de choses peuvent ensevelir ce
qui nous a été cher. Les souvenirs, comme les
fleurs, se flétrissent. Le temps les altère.
Il ronge ce que nous détenons emprisonné dans
nos coeurs. Il corrode non seulement les métaux, mais
aussi fruit de nos réflexions. Quand nous voulons puiser
dans notre esprit de quoi entretenir nos rêves, nous
n'y trouvons plus que de souvenirs squelettiques. Parfois
une dia aide à se remémorer un grand instant.
Nous n'avions que quelques biscuits à grignoter. Ils
formaient dans ma bouche une pâte épaisse et
adhérente. Je bus une gorgée de liquide tiède
pour déloger ce mastic tenace qui s'agrippait à
mon palais.
Isabelle était heureuse et je partageais son bonheur.
Un bonheur incommensurable, nous étreignait, nous faisait
perdre le sens du temps qui passait.
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