Du comptomètre à Google!
Je me souviens de ces années où j’étais
jeune cadre dans une Grande Entreprise de Distribution,
aux "Grands Magasins à l'Innovation". J’avais
fait un stage à la vente, avant de rejoindre le contrôle
de gestion de l'entreprise.
Pour faire les prévisions, je tenais à jour
les historiques de chiffres d'affaires, secteur de marchandise
par secteur de marchandise, et magasin par magasin….
Je m’arrêtais là, car je n'avais pas
le temps de tenir les historiques au niveau de chacun des
secteurs de marchandise, par magasin. Et puis le chiffre
d’affaires, c’était une rubrique, il
y en avait tant d’autres…, les stocks, les démarques,
les différences d’inventaires, pour n’en
citer que quelques-unes.
J’utilisais une machine à calculer Olivetti,
mécanique, qui pour chaque calcul que j'avais à
faire, "dansait" quelques secondes sur mon bureau
en crachant des lames métalliques à différentes
hauteurs.
Je devais lire sur la bande de papier, parfois mal encrée,
la valeur à transcrire dans la bonne colonne et sur
la bonne ligne de mon tableau.
Puis commençait le fastidieux travail d’addition
des lignes et des colonnes…. qui n’aboutissent
pas toujours au même résultat ! Que de fois
ai-je juré (intérieurement, bien entendu)
quand la somme des 37 colonnes ne correspondait pas à
la somme des 137 lignes.
Je n’étais pas seul pour effectuer
ce travail. L’équipe du budget (douze personnes)
me donnait un coup de main pendant la période critique.
Peut-être ne me croirez-vous pas ! Mais certaines «
vieilles dames » du budget, comme on les appelait gentiment,
utilisaient encore le Comptomètre, commercialisé
vers les années 1890. Je ne sais pas à quoi
je pourrais comparer cette machine… mais j’ai
toujours pensé que c’était un instrument
de torture.
C’était comme une épaisse boîte
à cigares duquel émergeait une bonne centaine
de touches (plus ou moins cent cinquante si je m’en
souviens bien).
Les calculatrices opéraient des additions ou soustractions
assez facilement mais quand elles devaient opérer des
multiplications ou des divisions, c’est là que
le sport commençait!
La machine était pourvue de sortes d’embrayages…afin
que les "restes" ne se perdent pas…
Ah, que vous étiez fière, Madame Vercammen,
quand le Comptomètre de votre jeunesse, sous vos doigts,
achevait une opération avant mon Olivetti…
C’était un peu comme une course entre une Bugatti
bien dopée et une Ferrari fin de série…
Je me souviens de ce jour où, pour
la Direction des Grands Magasins à l’Innovation,
au dixième étage du Centre International Rogier,
un cocktail était tenu face à une machine qui
affichait des chiffres dans de petits tubes cathodiques. Même
Monsieur Bernheim et les Directeurs Généraux
assistaient à la cérémonie que l’importateur
finançait…. C'était une première
en Belgique pour cette machine ! Cela semblait ouvrir la porte
à une machine révolutionnaire…et elle
avait même deux mémoires et un « facteur
constant » !
Et puis, il y eu un grand vide, où
tout un chacun cherchait de son côté à
améliorer la productivité, tant à l’achat
(bons de commandes rédigés à la main
en quinze exemplaires) qu’à la vente (des centaines
de rouleaux de caisse à décrypter tous les soirs…
Mais aussi des inventaires à faire chaque jour pour
savoir ce que l'on avait vendu pendant la semaine écoulée.
On partait du "reçu" et on comptait le "restant"
en rayon, donc on pouvait calculer le "vendu" et
le valoriser. Ces informations étaient téléphonées
à la centrale, les bureaux d'achats, qui consolidaient
les données, référence par référence.
Je n’ai jamais compris pourquoi l’inventaire a
toujours été la bête noire de la vente
et de l'achat... Peut-être est-ce parce que cette opération
définit les différences d'inventaire et met
l'entreprise en bénéfice...ou en perte !
Quand je suis arrivé au budget, l’Informatique
existait déjà, bien entendu. Quoi que….
On parlait d’ordinateur système
IBM 1401, de cartes perforées à 80 colonnes,
de perforatrices) (premier métier), mais aussi de vérificatrice)
(second métier) … Les bacs de cartes colorées
(cartes données, cartes programmes…) étaient
poussés sur des chariots jusqu'à la salle des
machines...
On parlait de classeuses, d’interclasseuses et de tabulatrices
(non pas des métiers, mais des machines).
Nous étions ébahis de voir les cartes avalées
avec une telle « vitesse » et, et, et…tout
cela générait des tableaux parfaits, dont le
total des colonnes donnait quasi imperturbablement le total
des lignes.
Et quelques tableaux donnaient des totaux, et quelques totaux
donnaient un total général.
Mais quand "La Direction" avait envie d’ajouter
une ligne ou une colonne, le château de cartes s’effondrait…
Comment! Vous n’avez pas prévu cela, se demandaient
réciproquement les antagonistes…!
Les utilisateurs et les informaticiens ne parlaient plus le
même langage.
Une nouvelle profession était née, le "correspondant
informatique" qui était sensé mieux connaître
les besoins que les utilisateurs et mieux connaître
l'informatique que les informaticiens... Au sein de l'entreprise
où tout devait normalement aller de plus en plus vite,
la tour de Babel était née...
Je me souviens de ces longues réunions,
où j’étais confronté à des
analystes systèmes, ou à des programmeurs, qui
me proposaient, via des analyses organiques, de mieux définir
nos besoins en information…
Les tableaux que ces professionnels dessinaient,
pour remplir leur mission, représentaient des cylindres,
des cornemuses !, et, des symboles… qui me laissaient
perplexe… et indifférents parce que, pour moi,
seul le résultat comptait. Je devais rendre compte
à la direction, à quelques dizaines de magasins
et à quelques quarante acheteurs qui méritaient
leurs budgets au plus tôt.
Et quand ils revenaient, les informaticiens,
les besoins avaient changé !
Il y avait un secteur de marchandise de
plus et un magasin de moins…!
L’informatique progressait tellement
vite que, lorsqu'un programmeur devenait bon, il était
muté vers une application paie ou engagé ailleurs
et il fallait tout réexpliquer au nouvel interlocuteur
informatique.
Un jour IBM. me contacta… (avec l'approbation
de la direction).
IBM voulait faire passer l’informatique
aux mains des « utilisateurs »…
Evolution...ou Révolution ?
On parlait M.P.S. et P.O.S., c’étaient
des termes en vogue dans le métier… Merchandise
Processing System, Point Of Sales, ce qui voulait dire Système
Intégré de Gestion de la Marchandise, Terminal
aux points de Vente.
Mais on parlait aussi en ce moment là, et déjà,
de l’E.F.T, qui signifiait le paiement par les clients
au moment de la vente (la carte de banque servant de paiement
aux caisses, ou la carte de fidélité).
C’était aussi une bagarre impitoyable entre les
étiquettes troutroutées et le code barre qui
est roi de nos jours.
Que de discussion… que fallait-il
choisir ? L'enjeu était considérable car il
fallait investir en matériel! (des centaines de points
de vente et des dizaines de bureaux d'achats)
On rêvait d’un système
unique et intégré… nous étions
des Einstein… naviguant parmi des commerciaux qu'il
fallait, quand même, convaincre par des bilans économiques.
Il y eut un éclair dans cette obscurité…
Une grosse machine système IBM 360
avait remplacé les systèmes IBM 1401 …
On pouvait penser autrement.
L’espace disque s'était élargi
considérablement. Presque fini les armoires à
bandes…et les cartes perforées vérifiées…
et revérifiées. On ne voyait plus vraiment ce
qui se passait au cœur du système… mais
on attendait toujours plus d’informations…
Et les anciennes applications continuaient « à
tourner », comme on disait à ce moment-là:
émulées (c'est à dire que l'on continuait
à faire fonctionner avec des béquilles).
Alors, je suis parti aux U.S.A., avec un
délégué d’I.B.M
J’ai été rencontrer
les plus grands spécialistes de la distribution qui
avaient pris quelques longueurs d’avance sur la vielle
Europe. Peut-être ne le savez-vous pas, mais la grande
distribution, la grande distribution de masse, les hypermarchés
ont été importés - tout droit - des U.S.A
J’ai rencontré à Armonk
un gars d’ I.B.M., qui aimait le bon vin français,
et qui m’a dit…
« Ecoute Christian…tu sais, ce
que c’est que la nanoseconde ? "C’est le
temps qui s’écoule entre le moment ou un feu
devient vert et ou le gars qui te suit... Klaxonne !".
Nos ordinateurs iront encore pus vite que cela, c'est moi
qui te le dis. »
On parlait d’une grosse machine qui
se partagerait entre tous les utilisateurs. Un peu comme l’amour
maternel qui se divise mais reste entier, et se donnerait
cent pour cent à chaque utilisateur, même s'ils
étaient plusieurs….
Et j’ai appris l’A.P.L, qui
était le langage de programmation le plus évolué
à l'époque, disait-on! Cela a été
fastidieux, mais enrichissant… (A Programing Language).
Inventé par Ken Iverson, il défiait en rapidité
tous les pré-tests que l’informatique centrale
pouvait faire et c'était un outil de simulation extraordinaire.
Sa notation mathématique concise, le traitement des
matrices volumétriques de chiffres, sont à couper
le souffle.
Il a contribué à améliorer
sensiblement ma connaissance du traitement des grappes de
chiffres, et c’était exactement ce dont j’avais
besoin, à ce moment là de ma carrière.
Je travaillais régulièrement
dans des espaces de travail de 256 K, et quand j’avais
besoin de plus d’espace actif je devais demander la
permission à la direction, parce que je ralentissais
le système central.
Comme les informaticiens ne parvenaient pas à nous
fournir les documents de gestion dont nous avions besoin,
je leur demandais des extraits de fichiers et je parvenais
à sortir les résultats de l’entreprise
bien avant le centre informatique.
Les tableaux parvenaient directement au Président.
J’étais ivre de connaissance en matière
d’A.P.L. J'ai été au congrès A.P.L.
(1983) à Washington DC, j’ai donné des
cours dans l’entreprise frère, les hypermarchés.
Amis ou ennemis? (il y avait une grande rivalité entre
grands magasins et hypermarchés).
On parlait d’un langage qui travaillerait dans les n
dimensions… La notation devenait sensiblement plus difficile
et je ne sais pas si elle a vraiment percé !
Je ralentissais tellement l'ordinateur central
que j'ai reçu l'autorisation d'être connecté
au centre de calcul d'IBM Diegem.
Tout cela pour dire quoi au juste….,
Que l’informatique avançait
à grand pas…
Qu’on était à la veille
d’une grande grande révolution…,
Les premiers P.C. arrivaient.
Qu’ils furent grands ces moments où
il fallait convaincre les utilisateurs que, pour finir, l’outil
devait prendre naissance au creux de leurs mains...,
Que les réceptionnistes verraient
sur leurs écrans ce qu’on allait leur livrer…
Qu'ils pourraient inscrire les quantités livrées
à côté des quantités commandées...,
Que les acheteurs feraient un jour leurs
commandes sur des écrans placés dans leurs bureaux…Et
que ces commandes seraient directement envoyées dans
les différents services et aux fournisseurs sans même
une impression de papier.
Que les vendeuses sauraient au jour le jour
ce qui a été vendu…sans inventaires...,
Que les hommes de marketing sauraient détecter
plus vite les articles qui tournent mal…,
Que les contrôleurs de gestion pourraient
triturer les données dans tous les sens…, Avec
bien entendu des graphiques couleurs de tous types, des camemberts,
des flûtes d'orgue, des moyennes mobiles...,
Il est loin aussi, et encore plus loin,
le temps ou pour faire mon mémoire de fin d’études
je devais aller à la bibliothèque au Fonds Quetelet
et parcourir les fiches des grands bacs , demander au bibliothécaire
les ouvrages que je voulais consulter, et, revenir le lendemain,
afin de les recevoir à ma disposition.
Aujourd’hui on demande à Google…
Et le grand Dieu fournit l’information
en quelques fractions de seconde. Et à vous de choisir
parmi les 176.000 fiches celles que vous devrez retenir…
Quand j’arrive à Windhoek,
je sors mon G.S.M et je téléphone à mon
épouse pour dire tout simplement… " je suis
bien arrivé !"
Par combien d’endroits mon message
a-t-il transité, par combien de satellites célestes
est-il passé, combien de bits d’information ai-je
secoué ?
Et des milliards de "bits" d'information
voyagent chaque seconde sur le net.
Chaque "zero", et chaque "un",
étant, aussi impersonnel et important l'un que l'autre.
Un peu comme "un"
homme et " une" femme!
|