LA ROUTE IMPERIALE
Au nord du Pakistan, par monts
et par vaux, serpente la piste asphaltée
la plus haute du monde : monumentale, clandestine
et secrète, la Kunjerab Pass, vestibule
de la Chine.
Sans doute avait-il dévoilé
un couloir magistral vers la Chine. Une vallée
de 600 kilomètres, secrète et millénaire
pourtant, courant d’Islamabad à Karimabad,
orteil de l’Himalaya, " Séjour
des Neiges ", château d’eau de
l’Asie, chaîne montagneuse infinie. Une
trouée royale, gorgée de caravanes
et de contrebandes ancestrales, menant du Pakistan
au Tibet, ou vice-versa. La plus belle en tous
cas, l’unique. Et c’était lui, Christian
de Bray, bruxellois discret, cadre la quarantaine
dans le privé, tout menu dans son complet-veston,
qui l’avait révélé. Qui l’eût
cru, ce petit homme un peu poète, gravissant
des routes de cotonnades et de soie, s’il n’avait
crié, ardent, son émotion du fond
d’un cœur nomade ?
L’exploration, c’est la sève
de sa vie, la moelle substantifique, le suc vagabond
qui nourrit onze mois de bureau. Un jour, il avait
écrit : " Voyager, c’est
se déployer dans l’espace et le temps.
C’est s’enchaîner à des fils imaginaires
qui continuent à nous agiter, alors, que,
déjà, nous sommes retournés
au quotidien. Le manège fait ses tours,
nous enchante, puis nous ramène où
nous sommes partis. Après n’est plus comme
avant. Nous jetons des ponts sur l’horizon qui,
sitôt franchis, ne nous permettent plus
de revenir en nous-mêmes, et de nous retrouver
tels que nous étions. "
Ils étaient trois amis.
Trois seulement cet été, c’était
bien peu au regard d’autres destinations insolites
– Kenya, Niger, Guinée-Bissau – qui avaient
séduit, les années précédentes,
davantage de participants. Qu’importe, ils partiraient
néanmoins " trekker "
dans le Karakorum, saluer le Karaposhi, tâter
des 8 000 du Nanga Parbat. Bien décidés
à parcourir le Pakistan en groupe autogéré
(connaissances partagées, frais réels
fractionnés), sans le concours d’agence
ou d’accompagnateur (jamais de la vie !)
mais à budget solidement compressé.
Beaucoup de touristes, en vérité,
pratiquent une formule autogérée
sans le savoir : on partage un risque, une
aventure, une expérience, et l’on mise
avant tout sur les ressources locales…
Ils ignoraient sans doute, au
départ, la beauté de la Kunjerab
Pass, la route asphaltée (voici quatre
ans) la plus haute du monde, puisqu’elle emprunte
un col à 5 300 mètres d’altitude.
Pour son prix modique (1), ils avaient choisi
un vol soviétique sur Karachi, pour gagner
ensuite Islamabad, capitale du Pakistan depuis
1967. C’est dans cette grande ville que les autorités
pakistanaises délivrent, en deux jours
et gratuitement, un visa pour la Chine située
à moins de 600 kilomètres de là.
" Nous avions des images
préfabriquées du Pakistan. A pays
musulman, on associe très facilement Khomeyni.
Les a priori furent vite mis au rancart. Les pakistanais
sont simples et sympathiques. Chaleureux et désordonnés.
Honnêtes en toutes occasions : nous
emportions beaucoup de bagages pour notre trekking,
et dans la précipitation des départs,
il nous est arrivé, à deux reprises,
d’oublier un sac qui restait simplement à
côté du bus. Plein d’angoisse et
sans y croire, nous revenions sur nos pas, une
fois même après toute une journée,
et nous retrouvions le sac égaré
où il avait été oublié…
Toujours, nous sous sommes sentis à l’aise
et en sécurité, même le soir
dans les coins les plus reculés, ce qui
n’est plus le cas dans de nombreux pays ;
je pense à la Colombie mais aussi, depuis
quelques années au Pérou. Les gens
demandent à chaque coin de rue d’où
nous venons et où nous allons sans la moindre
arrière-pensée mercantile. On est
donc à l’abri des harcèlements continuels
du genre " Do you want to see my shop
…looking is free ", Do you want a girl…
a young one, " Do you want haschich ",
et Dieu sait s’il en pousse au bord des routes
comme des orties ! On boit une limonade avec
des gens rencontrés au hasard des circonstances,
on veut le leur offrir… c’est déjà
payé avec discrétion. On demande
son chemin, on nous pousse dans un taxi, l’interlocuteur
règle le prix du trajet. Du jamais vu !…
Islamabad est à trois
demi-journées de bus de Gilgit, un bourg
au pied de l’Himalaya, à l’entrée
de la grande vallée de Hunza. Le paysage
y prend l’air de montagnes. Des hommes en armes
pavoisent le long de l’artère unique, où
des commerçants négocient les produits
achetés aux paysans : abricots, amandes,
curry, piments, coriandres abondent dans les échoppes.
" Dans les restaurants
– à trente francs belges le repas, ce n’est
pas Byzance – on égorge le poulet devant
le client, on le dépiaute en quelques secondes
pour le cuire dans de larges casseroles à
même le sol, au milieu de la foule qui déambule.
On peut aussi, moyennant quelques roupies (cinq
francs) se laisser masser le haut du corps, allongé
par terre sur une couverture. Ainsi s’atténue
cette fatigue amassée par nos longues journées
de bus… "
Gilgit est sans doute la dernière
petite ville avant la Chine. En la quittant par
la Kunjerab Pass, on atteint, en quatre heures
de bus, le village principal de la vallée
de la Hunza Karimabad, du nom de l’Aga Khan Karim.
On y loge, on y mange en dernier relais. Trois
hôtels – des chambres à septante
francs la nuit – hébergent quelques rares
voyageurs : ceux qui poursuivent leur route
au Nord, indubitablement, pour se rendre en Chine.
Des armateurs, des commerçants chargés
de soieries qu’ils échangeront volontiers
contre de l’alcool, interdit au Pakistan.
Quel mystère recèle
ce peuple isolé de la Hunza, indo-européen,
venu du Nord-Ouest, qui sait, du Caucase peut-être ?
Les femmes y vivent libres, dévoilées,
béates, tandis qu’on prête aux habitants
de la vallée une effarante longévité
individuelle. De nombreux anthropologues internationaux
ont questionné sans trouver de réponse
unanime, le " vieillissement heureux
sans altération des capacités "
d’une population que caractérisent, par
ailleurs, un régime cru, végétarien
(céréales, pommes de terre, fruits
frais et séchés), alimenté
des eaux des glaciers riches en minéraux,
un climat tonique et le maintien de la pureté
des caractères de race de langue originaux.
S’il ne fallait craindre, pour tout Européen,
les risques de dysenterie, d’amibiase ou de fièvre
typhoïde, Karimabad serait une sorte de paradis,
terminus, fin du voyage au bout du monde sous
l’aile de la Chine… Angoissante aussi, cette extrémité
septentrionale, comme toute limite territoriale,
Terre de Feu au sommet des volcans, ou poste-frontière,
borne finale, aboutissement d’un voyage. Avant
de tracer l’ultime ligne droite, ils veilleront
aux réserves de victuailles. Plus loin,
entre le dernier village et la Chine s’étend
un no man’s land rocailleux. A Karimabad, l’on
peut encore manger n’importe où ;
c’est extrêmement hasardeux, cependant :
mais le cas échéant, on purifiera
l’eau, on utilisera ses propres couverts et assiettes
en puisant personnellement dans des marmites en
ébullition…
Il fallait encore avance, grimper
dans l’un de ces autocars qui font chaque jour
la navette vers la douane et puis reviennent,
le soir, à Karimabad. Toujours par deux,
par sécurité. Jamais confortables.
" On nous avait dit de ne jamais monter
dans le second bus. Le conducteur allait boire
en Chine… " Ainsi passe-t-on, cahin-caha,
près d’une journée dans ces camions
bariolés. L’aller-retour coûte cent
francs, la route est sûre, bien entretenue.
Comme le convoi s’arrête rarement, mieux
vaut passer une partie du trajet sur le toit du
véhicule, afin de profiter du paysage,
superbe et vierge autour de cette route d’asphalte
toute solitaire, là-haut à 5 300
mètres. " Plus nous grimpons,
plus nous allons puiser dans nos sacs à
dos des vêtements chauds que nous enfilerons
par couches successives, un sac-poubelle sur les
épaules pour couper davantage le froid.
Le bus s’arrêtera, tout au sommet, à
26 000 pieds. Nous resterons à hauteur
du col. Là où une pancarte sombre
indique qu’en Chine, il faut tenir sa droite… "
Provocante, en un sens, cette invitation au voyage
défendu. Car les pérégrins
ignorent, hélas, que depuis quelques mois,
l’ambassade chinoise à Islamabad délivre,
sans formalités, à quiconque en
fait la demande, un visa touristique pour la Chine.
La procédure à suivre, à
partir d’Europe, est nettement plus longue, plus
compliquée, et varie d’une saison à
l’autre, même si les voyages individuels,
aujourd’hui, sont autorisés pour les étrangers,
sur presque toute la République populaire.
L’on imagine sans peine, en vérité,
la déception de ces explorateurs frustrés,
contraints, la mort dans l’âme, à
rebrousser chemin dans le froid. " Le
voyage est généreux, il donne, mais
il lui arrive d’être exigeant, alors, il
reprend, il arrache, commente Christian de Bray.
Dans chaque instant de l’existence, nous nous
sentons naître, ou nous nous sentons mourir.
Qu’importe ! L’essentiel est de vivre, et
puis d’oublier… "
La Chine se dresse, trésor
inviolé, ardemment convoité, au
niveau de leurs espérances. Mais oublier !
Fichtre non ! La route vers Kashgar, vers
le Pamir et le Tibet reste une victoire à
conquérir : il aime ébruiter
que le plus grand des voyages, toujours, commence
par un premier pas…
L’été prochain,
Christian de Bray se nourrira au Maroc. Qui l’aime
le suive : il le répète encore,
à qui veut l’entendre, que le voyage n’existe
pas. Il n’y a que ceux avec qui l’on part…
© Valérie Colin
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